L’une des philosophies qui a le plus alimenté ma réflexion ces dernières années est sans aucun doute l’épicurisme, école de philosophie antique fondée par le philosophe Épicure, à Athènes.
Épicure est né à Samos, ile dans la mer Égée vers 341 avant J.-C., avant de s’installer à Athènes. Son école de philosophie, née en Grèce antique aux alentours de l’an 306 avant J.-C., est une philosophie matérialiste (au sens philosophique du terme) inspirée de l’atomisme du philosophe Démocrite. Épicure a, au cours de sa carrière, énormément écrit. Il pratiquait et diffusait sa philosophie à partir d’un domaine qu’il possédait en-dehors d’Athènes, le Jardin.
Un prisme matérialiste et hédoniste sur l’existence
Épicure pensait que le monde (humains compris) était composé d’atomes, éléments insécables (a-tome) de matière et rejetait la croyance généralement admise des quatre éléments. Bien que n’ayant pas pu « découvrir » les atomes au sens scientifique moderne du terme, les atomistes grecs ont tout de même fait preuve d’une intuition géniale dans leur réflexion sur le monde matériel, menant à une vision du monde matériel qui n’est pas tout à fait étrangère à celle que nous avons développée au cours des derniers siècles.
Découlant du principe que l’être humain, et son âme, sont matériels et se dissolvent donc au moment de la mort, et que les dieux n’interviennent pas dans l’existence humaine, il conclut que la seule valeur humaine ultimement tangible est celle du plaisir. Il s’agit donc d’une doctrine hédoniste, à proprement parler. C’est donc sur l’humain et sur les valeurs humaines que se fonde cette philosophie.
Les Épicuriens ne prônaient toutefois pas un hédonisme débridé, mais un plaisir modéré, presque ascétique, défini plus par l’absence de douleur (aponia) et d’angoisse (ataraxie), fondée sur une vie simple au sein d’une communauté humaine chaleureuse. L’amitié est en effet vue comme une condition du bonheur, tant il est vrai que les humains sont des animaux sociaux qui apirent à l’affection et à la reconnaissance de leurs congénères.
L’individu épicurien était mené dans cette vie vers l’ataraxie, soit la paix de l’esprit et l’absence de soucis, ses besoins essentiels étant satisfaits.
Le traitement de la mort
L’attitude épicurienne face à la mort est probablement l’une de ses plus grandes forces. Dans sa lettre à Ménécée (l’un des quelques textes d’Épicure parvenus jusqu’à nous), Épicure écrit : « la mort n’est rien pour nous, tant que nous sommes, la mort n’est pas, et lorsqu’elle est là, c’est nous qui ne somme plus ». C’est l’une des leçons les plus dures mais aussi les plus fondamentales de l’existence selon moi, en tout cas pour l’individu qui ne peut pas croire en une vie après la mort. C’est une maxime à garder en tête, qui permet de relativiser et mettre à distance les difficultés rencontrées dans la vie, ainsi que la peur de la mort. En effet, au pire, on meurt, et la mort n’est « rien » (la sienne propre est imperceptible en tout cas – pas celle des autres)... Elle évite aussi de se prendre trop au sérieux. Nous ne somme qu’humains, après tout, et partageons le même destin, même si le chemin pris est différent pour chacun.
On voit aussi le lien avec l’hédonisme, puisqu’en l’absence de rétribution donnant un sens absolu aux actions humaines, il ne reste plus grand chose pour guider l’action humaine, autre que l’humain lui-même.
Une épistémologie empiriste
C’est par les sens que les connaissances sur le monde sont acquises dans la pensée épicurienne, préfigurant l’empirisme florissant dans la pensée occidentale à partir du XVIIIe siècle. Les connaissances découlent de la perception du monde extérieures, et non d’idées a priori.
Et les dieux dans tout ça ?
Épicure n’était pas athée à proprement parler, ou du moins ne prétendait pas l’être. Les dieux étaient des êtres matériels bienheureux qui, en raison de leur état de béatitude, n’avaient aucune envie ou besoin d’interférer dans les affaires humaines (et donc de leur infliger un quelconque châtiment en raison de telle ou telle action). Ils se contentaient d’exister. Épicure les utilise comme modèles idéaux d’êtres humains « ataraxiques ». La personne heureuse vit « comme un dieu ».
Une exception sociale
Au plan sociologique, en Grèce et dans l’Empire romain, l’épicurisme se distinguait des autres écoles de philosophie par son acceptation des femmes et des esclaves. Tous ne sont ni plus ni moins que des êtres matériels, après tout. C’est donc un ancêtre de notre humanisme moderne.
Tetrapharmakos
La philosophie épicurienne se trouve résume dans ce qu’on appelle le tetrapharmakos, le « quadruple remède » :
- Ne pas craindre les dieux
- Ne pas craindre la mort
- Le bonheur s’obtient facilement
- La souffrance est facile à supporter
Une limite dans le rapport au collectif au sens plus large et au sens ?
L’épicurisme pense essentiellement l’éthique à travers l’individu, ses plaisirs et ses douleurs. Il reconnait l’importance du lien à autrui par sa valorisation de l’amitié, mais, dans sa forme « orthodoxe » (celle d’Épicure, a priori), recommande de s’abstenir de participer à la vie politique et publique, de ne pas rechercher les honneurs, bonheurs superficiels.
Force est de constater que ce qui motive les individus dans la vie réelle n’est pas seulement la recherche du plaisir et l’évitement de la douleurs, certaines personnes s’imposant des souffrances significatives dans le but d’atteindre leurs objectifs. Elle fait l’impasse sur les questions de sens, souvent liées justement à la participation de l’individu dans un contexte social large.
C’est pour cette raison que je classerais l’épicurisme dans la catégorie des philosophies à usage ou à visée « personnelle ». Disons qu’elle contient le genre de raisonnement propre à pacifier l’esprit d’un individu face à certains faits de l’existence, mais pas de faire faire fonctionner une société entière (même si elle peut y contribuer) ou à motiver positivement ledit individu. L’épicurisme fonctionne sur un mode « négatif », il ne s’agit pas tant d’agir ou de se développer que d’amenuiser la peur. Ce qui est un début, mais n’est pas tout.
Une postérité importante
De nombreux philosophes grecs et romains se sont réclamés de la philosophie d’Épicure après sa mort. On peut penser au poète romain Lucrèce, auteur d’un des plus grands textes épicuriens (De rerum natura, De la nature des choses), à Philodème de Gadara, dont une partie des œuvres s’est retrouvée ensevelie à Herculanum, après l’éruption du Vésuve ou à Diogène d’Œnanda, qui fit graver les principes de la pensée épicurienne sur un grand mur (de nombreux fragments ont été retrouvés).
De nombreux philosophes ont aussi été influencés par cette pensée à partir de la Renaissance (par exemple Michel de Montaigne et David Hume, philosophe empiriste écossais du XVIIIe siècle).
Conclusion provisoire
L’épicurisme est donc une tradition occidentale à portée philosophique et thérapeutique à redécouvrir, système de pensée certes ancien, mais « laïque », évacuant l’immatériel (dans les limites des connaissances et intuitions du moment) de son champ de réflexion éthique, et donc assez compatible dans son principe avec la vision scientifique contemporaine du monde.