«La langue affranchie», d’Anne-Marie Beaudoin-Bégin

Mon exemplaire de « La langue affranchie »

Anne-Marie Beaudoin-Bégin, linguiste et chargée de cours à l’Université Laval, à Québec, spécialisée en sociolinguistique du français, aussi connue sur les réseaux sociaux sous le nom de L’insolente linguiste. Elle s’est donné pour mission de faire reculer ce qu’elle appelle « l’insécurité linguistique des Québécois », sujet de son premier ouvrage, La langue rapaillée,  paru l’année dernière, et de faire progresser le point de vue descriptiviste dans les représentations sociales de la langue, là où le prescriptivisme domine, sujet, au sens large, de son deuxième opus La langue affranchie. Anecdote: j’ai le plaisir d’être propriétaire d’un exemplaire dédicacé de chacun des deux ouvrages!

Le livre, tout comme La langue rapaillée, est court et le texte très accessible, y compris aux gens qui n’ont aucune notion de linguistique. Le style est aussi d’une grande concision, ce qui donne au texte une efficacité particulière.

Prescription et description

La société a une vision plutôt prescriptiviste de la langue. La langue est comme ceci ou cela, on doit dire ceci et non cela, etc. Cette vision essentialiste est en particulier souvent confondue avec la norme ou registre soigné comme AMBB préfère l’appeler (qui correspond à une variété de langue sans être la langue). Attitude assez répandue dans la francophonie historiquement, qui crée selon l’auteure au Québec une insécurité particulière, étant donné le peu de légitimité accordé au registre familier et la perception d’une norme plus ou moins exogène, c’est-a-dire s’appuyant sur des modèles extérieurs (alors qu’AMBB rapelle – avec raison – que le français du Québec possède tous les registres, y compris soigné).

La linguistique, en tant que science, doit décrire, observer la réalité du terrain et non prescrire. Or qu’est-ce qu’on observe? Des langues qui changent tout le temps et partout, même si on ne s’en rend pas toujours compte. Le point de vue descriptiviste est une charge contre les tentatives d’idéalisation ou d’essentialisation d’un état de langue particulier comme étant la vraie langue, celle-ci n’étant pas celle d’hier, ni celle de demain.

Les ressorts de l’évolution

Le livre expose une certaine vision de la langue, mais c’est aussi une œuvre pédagogique qui présente des notions importantes de linguistique historique et sociale. On y présente par exemple les ressorts de l’évolution des langues: économie linguistique, changements dans l’environnement,  contacts entre communautés linguistiques et interventions humaines. AMBB rappelle comment ces facteurs ont influencé le développement du français au cours des siècles.

Je ne m’étendrai pas en détail sur chacun de ces facteurs, sauf pour dire qu’on est peut-être peu conscient de l’économie linguistique, alors qu’elle est partout. Les locuteurs trouvent des stratégies pour communiquer efficacement. Souvent jugées plutôt négativement comme baisse de niveau ou autre à l’époque contemporaine, ce principe est pourtant un moteur de l’évolution des langues. On cherche à transmettre le plus d’informations possible à l’intérieur des contraintes de la langue. L’auteure donne l’exemple des désinences casuelles de l’ancien français, système dont il ne reste aujourd’hui que des traces, ce dont personne ne s’offusque! Ou pensons tout simplement à l’omission du ne de négation à l’oral, en recul car redondant face à pas, devenu progressivement négation principale.

Une vision non essentialiste de la langue

On retrouve aussi, au chapitre 4, une belle analogie (utilisant les couleurs) entre les noms donnés aux couleurs et la notion de continuum dialectal. Tout comme la division entre certaines teintes de vert et de bleu (désignées simplement vert ou bleu) est purement conventionnelle, la limite entre deux langues proches est elle aussi souvent plus sociale que linguistique (quoiqu’à l’époque moderne, ce soit un peu moins vrai, les langues suivant beaucoup plus les frontières politiques que par le passé). La variation, historique et diatopique (géographique) est normale.

Cette vision non essentialiste revient aussi implicitement au chapitre 9 au sujet de l’alternance de codes et de l’influence de l’anglais sur le français québécois, où elle explique que l’acquisition des langues ne peut pas se comparer à l’installation d’un « module » linguistique séparé. Tout se retrouve plus ou moins au même endroit dans le cerveau, prêt à l’utilisation selon le contexte, donnant lieu là encore à des frontières floues entre les langues et les variétés langues, menant à l’usage d’emprunts, de calques, etc. On voit peut-être d’ailleurs un parallèle entre le « floutage » des frontières au niveau collectif et l’absence de séparation claire au niveau du locuteur, contrant l’idée d’une langue monolithique et statique.

Le rapport avec l’anglais

L’un des aspects peut-être les plus polémiques du livre est peut-être les chapitres qui traitent de la relation des Québécois avec l’anglais. En effet, le registre familier contient de nombreux emprunts lexicaux (et quelquefois syntaxiques et autres) à l’anglais. De plus, le contact avec l’anglais – dont le statut est particulier au Québec, étant la langue de nos puissants voisins et la lingua franca actuelle – engendre des phénomènes d’interaction entre français et anglais (alternance de code – ou code-switching – emprunts, etc.), puisque de nombreuses personnes possèdent les deux codes. Souvent stigmatisés, AMBB perçoit ces phénomènes comme naturels et de toute manière selon elle presque impossibles à proscrire. Elle rappelle aussi qu’à la Renaissance, l’italien était vu comme une langue très prestigieuse, ce qui a mené à de nombreux emprunts.Peut-être y avait-il tout de même une différence de pression culturelle?

Ces interactions inquiètent au Québec depuis toujours. La relation entre français et anglais en Amérique du Nord reste fortement asymétrique, et les échanges plutôt unidirectionnels (et non, je ne méconnais pas la quantité d’emprunts faits au français par l’anglais, mais je me place dans une perspective contemporaine). Une grande partie des produits culturels consommés au Québec sont anglophones, à côté bien sûr de la production francophone, avec un déficit dans les autres langues (faible diversité qui induit d’ailleurs une fausse perception d’un monde extérieur essentiellement anglophone). Comme le dit AMBB, le statut actuel de langue du divertissement et lingua franca (pas sans conséquences d’ailleurs) est différent de celui qui prévalait au Québec par le passé. Elle ne voit pas le code-switching en soi comme une menace. Mais y a-t-il des conséquences collectives?

En effet, si on admet que les registres de langue ne sont pas parfaitement étanches chez les locuteurs (tout comme les langues elles-mêmes, l’auteure le rappelle), ne pourrait-il pas y avoir un effet sur la maitrise moyenne du français (normatif), par un moindre usage ou par mise en concurrence constante avec un autre code? Ou une dégradation de son image sociale, faisant revenir le Québec à la situation quasi-diglossique qu’il a connue avant la Révolution tranquille? Une perception d’une langue moins prestigieuse car ne correspondant pas à un registre « soigné » reconnu, contribuant aussi à l’éloigner du reste de la Francophonie (l’un des atouts du Québec)?

Mais peut-être voyons-nous les choses à l’envers? En effet, la cause n’est peut-être pas tant l’usage excessif de l’anglais qu’une certaine dévalorisation du français québécois. C’est là l’une des principales facettes de l’argumentation d’AMBB. Si des gens préfèrent ne pas utiliser le français, à des fins artistiques par exemple, c’est entre autres parce qu’on ne leur laisse pas l’espace nécessaire dans leur propre langue – critiques lorsqu’on s’écarte de la norme, vision un peu pompeuse de ce que doit être la langue, etc. Pour elle, c’est l’abandon de ce genre d’attitude qui pourra convaincre le plus grand nombre d’utiliser leur langue, et non les pluies de jugements négatifs.

Je ne prétends d’ailleurs pas clore le débat en quelques paragraphes, tant il est vrai que le phénomène a vraiment de multiples facettes. AMBB l’observe et en cherche les causes. C’est l’attitude descriptiviste.

Il faut convaincre

J’aime plutôt l’attitude pragmatique proposée par l’auteure au chapitre 10 en matière d’aménagement linguistique. Certains semblent penser qu’elle ne se préoccupe nullement de promotion du français. La philosophie d’AMBB en la matière semble relativement libérale au sens classique du terme et reconnait les limites de l’interventionnisme langagier. L’aménagement linguistique, au Québec, doit viser à permettre l’usage le plus large possible de la langue (et la loi 101 a servi à créer cet espace de légitimité dans les années 1970 et à étendre grandement la connaissance du français par ses mesures en éducation). Reste que permettre un usage n’est pas une garantie, justement, d’usage.

Qu’on ne s’y trompe pas: AMBB appuie la Charte de la langue français (loi 101) et ses mesures en lien avec l’éducation notamment (avec raison selon moi). Mais elle considère, et j’ai tendance à être d’accord, que pour aller plus loin, c’est l’attitude des francophones eux-mêmes qui doit évoluer. L’État ne peut pas règlementer la langue quotidienne des gens. Comme si la langue de travail, par exemple, pouvait changer du tout au tout sur demande! Si seulement c’était si simple! De plus, les mesures perçues comme trop coercitives, comme les critiques trop acerbes, pourraient être mal perçues et aboutir au résultat inverse de celui recherché.

Ce thème de la liberté, opposée à la coercition ou au purisme excessif est d’ailleurs central et récurrent dans le livre mais aussi dans les chroniques radio de l’auteure (que j’écoute!). Il est difficile d’influencer la langue des gens, et ce n’est pas à coups de réprimandes ou d’anathèmes qu’on y parviendra, particulièrement en ce qui concerne la jeunesse. Au chapitre 10, sur l’usage linguistique des jeunes, sur le thème « le niveau baisse » et « c’était mieux avant », elle rappelle que si les jeunes avaient une aptitude particulière à suivre les conseils de leurs ainés, depuis le temps, ça se saurait!

Je me retrouve là-dedans, car je trouve que les mesures d’aménagement linguistique, bien qu’utiles, doivent être complétées par autre chose, dans une logique différente, plus culturelle et impliquant les locuteurs eux-mêmes. Je crois qu’AMBB participe de cet effort, qu’on soit d’accord avec tout ce qu’elle dit ou pas.

Comme l’auteure le rappelle au chapitre 8, il y a danger entre autres lorsque ses locuteurs estiment ne pas pouvoir être heureux dans leur langue. C’est ce que la loi 101 a permis à l’époque en faisant monter le statut du français dans le monde de l’éducation et du travail et c’est finalement ce que l’auteure essaye de laisser transparaitre dans l’introduction et la conclusion du livre à l’aide d’analogies (je vous laisse lire).

Un français « démotique »?

On l’aura compris, AMBB passe un certain temps à analyser le rapport des Québécois avec l’anglais et note que si ce dernier n’est pas plus facile que le français, les anglophones (mais pas seulement eux d’ailleurs) sont traditionnellement plus permissifs quant à la variation et à l’écart avec la norme, là où les francophones se font souvent « taper sur les doigts ». Elle explique qu’il existe en anglais, à côté du registre formel, un registre plus convivial relativement proche de la langue parlée, avec ses contractée, avec ses contractions, etc., là où le français tolère mal à l’écrit des phénomènes oraux courants tels que la négation simple omettant le ne. Ce registre « normal » est ce que j’appellerais personnellement (d’accord, peut-être un peu pompeusement) le français « démotique » (par référence au grec dit démotique qui a supplanté en Grèce le katharévousa dans les années 1970). À quoi je rajouterais (voir mes réflexions sur le sujet) qu’on aurait peut-être besoin de le compléter par une orthographe démotique, car là se situe peut-être, plus qu’à l’oral, le vrai fossé.

C’est par là qu’AMBB voit une manière d’agir sur l’attitude des gens: leur assurant qu’ils peuvent se sentir à l’aise dans leur langue dans toutes les sphères de la vie et non en faisant appel au prestige passé ou en condamnant leurs usages ou leur variété de langue.

Le style du livre est d’ailleurs assez proche de ce français « normal » (sans être familier) et se lit sans effort.

Petite conclusion

La vision non essentialiste de la langue, entité aux bords flous et en perpétuelle évolution, m’amène aussi à me poser la question suivante: si la langue est mal définie et changeante, pourquoi s’y attacher? Est-elle nous ou quelque chose d’extérieur? Le jeu en vaut-il la chandelle? Pourtant il est clair qu’AMBB n’est absolument pas indifférente au sort du français… Peut-être n’est-ce qu’une question d’équilibre, entre réification essentialiste impossible et indifférence totale à la langue, porteuse de culture et de liens, tant historiques que géographiques. Je pense que tout être humain a besoin d’ancrages identitaires assez durables (je ne dis pas inchangeables) qui lui permettent de s’insérer une collectivité. La langue définit, de son fait même, une sphère particulière d’interaction. Elle est aussi un instrument de pouvoir entre collectivités humaines. Elle ne fait pas tout, mais elle pèse lourd.

Par une petite analogie en début et en fin de livre, AMBB réaffirme le besoin que les locuteurs ont de se sentir heureux dans leur langue, et que c’est cela qui lui assure un avenir. Qu’ils se l’approprient, qu’ils se sentent légitimés dans leur usage et j’ajouterais, qu’elle demeure utile économiquement et dans toutes les sphères de la vie. Ce dernier point est important et est d’ailleurs une raison d’élargir les horizons du Québec grâce notamment à la Francophonie (ce qui aura aussi pour effet de légitimer le français québécois ailleurs), puisque le français demeure une très grande langue, point très favorable pour le Québec. Il est moins fatigant de défendre quelque chose qui nous fait du bien, et ça encourage les autres à l’adopter!

Pour finir, je dois dire qu’AMBB m’a fait réfléchir (aussi à travers ses chroniques) et même évoluer sur ces questions. Elle contribue utilement aux débats sur la langue. Je recommande donc la lecture de La langue affranchie, qui est aussi selon moi un très bon livre de vulgarisation sur la sociolinguistique et le point de vue descriptiviste de la linguistique en général.

4 commentaires :

  1. Contrairement à ce que tu écris, je ne crois pas que l’anglophonie accepte plus facilement les niveaux de langage que les Québécois francophones. Nos chansons et nos émissions de télé sont fréquemment en «québécois». Le problème, ce n’est pas que l’anglais est plus libre, c’est qu’on néglige de donner aux jeunes francophones la possibilité de choisir entre les niveaux, justement à cause de la prégnance du discours d’AMBB, qui est, je crois, le discours dominant de nos jours.

    • Cette partie du livre fait plus particulièrement référence à la langue écrite. L’oral est toujours plus permissif, c’est vrai.

      Quand tu dis qu’on néglige de donner aux jeunes la possibilité de choisir, est-ce que tu veux dire que c’est parce qu’on leur enseigne peu ou mal la norme? Ou qu’on ne valorise pas son usage? Parce que je n’ai jamais entendu AMBB prétendre qu’il ne faille pas l’utiliser ou l’enseigner, ou qu’elle soit inutile.

      Non, le seul point qui m’accroche un peu, et je me pose la question dans le texte, est sa (trop?) grande décontraction face aux emprunts et à l’alternance de codes avec l’anglais, qui oui est un symptôme, mais qui pourrait selon moi par effet de rétroaction avoir des répercussions sur la maitrise de la norme et/ou la fréquence de l’usage du français. Où est en effet la limite entre français anglicisé et anglais francisé?

      • Ce dernier point est l’un des points les plus discutables du livre selon moi. Pour le reste, je présente surtout les arguments du livre, qui dans l’ensemble m’a paru plutôt nuancé.

        Je crois qu’au final, même si ce n’est pas exactement formulé de cette manière dans le livre, le problème sur lequel elle met le doigt est le fossé entre ceux qui ont une attitude normative rigide et ceux qui professent un « je-m’en-foutisme » langagier (attitude qui existe et qui est je pense ce que tu dénonces), fossé qui existerait au détriment du français lui-même, encourageant une perception négative des deux côtés de ce fossé (les « rigides » dénonçant ceux qui « parlent mal » et ces derniers traitant les premiers de ringards, sans qu’un côté puisse vraiment convaincre l’autre).

  2. Je crois qu’on l’enseigne mal, qu’on en a un peu honte, mais qu’on ne veut surtout pas brimer l’expression des élèves, et ceux qui vont en ce sens trouveront des arguments dans l’œuvre d’AMBB (ça me fait penser à AANB…).

    Décontraction face aux emprunts? À côté d’elle, on a tous l’air de militants du Front national face aux étrangers! En fait, sa position est simple, et tout à fait en accord avec la linguistique: les emprunts existent, et on n’a aucun jugement à porter à leur endroit.

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