La question linguistique a toujours été importante au Québec, et ce, depuis la Conquête britannique il y a plus de deux siècles et demi. Les polémiques, efforts, luttes et autres font partie de la vie du Québec jusqu’à notre époque. Ce qui est d’ailleurs parfaitement compréhensible, étant donné la situation géolinguistique très particulière du Québec, ilot francophone dans un continent essentiellement anglophone. Toutefois cette situation n’est pas sans quelques ironies ou paradoxes qui, s’ils étaient mieux compris, décoinceraient peut être quelque peu les attitudes des uns et des autres.
Le «rêve canadien» réalisé par le Québec
La Charte de la langue française (couramment appelée «Loi 101»), et qui constitue la pierre d’assise de la politique linguistique québécoise) déclare le français seule langue officielle du Québec, et dispose notamment que les jeunes étudient dans le réseau scolaire francophone, pour garantir que tout le monde, y compris et surtout les nouveaux arrivants, sache parler français (tout en garantissant le droit d’accès à l’école anglophone pour la minorité historique d’expression anglaise). La loi prévoit aussi que l’affichage commercial se fait d’abord en français, ce qui contribue à assurer la place du français dans l’espace public.
Parallèlement au renforcement du statut du français qui s’est opéré depuis sa promulgation en 1977, la Charte a mené Montréal (là où se passe l’essentiel de «l’action linguistique») certes à une amélioration du statut du français, mais aussi en pratique – et peut-être presque malgré elle – au rêve bilingue canadien de Pierre Elliott Trudeau et de la Loi fédérale sur les langues officielles: le bilinguisme anglais-français d’un océan à l’autre. Un paradoxe?
En effet, de nombreux Montréalais parlent les deux langues, et les Montréalais plus récemment arrivés, qui étaient nombreux à apprendre l’anglais d’abord avant la loi 101, n’ont en général pas cessé de le faire, mais maitrisent maintenant le français, notamment grâce à leur scolarisation. Nombre d’entre eux sont d’ailleurs trilingues, parlant une troisième langue dans leur famille. Pierre Trudeau, l’a rêvé, René Lévesque (premier ministre – souverainiste – du Québec qui a promulgué la Loi 101) l’a fait! Ironique, quand on sait que la loi 101 a souvent été vue comme s’opposant au bilinguisme canadien. La loi 101 vise, elle, à affirmer le français comme langue commune au Québec pour compenser le déséquilibre de rapports de force entre les deux langues. Toujours est-il que Montréal reste l’une des rares villes canadiennes où la possibilité vivre dans les deux langues au quotidien est effectivement réalisée. Le Québec est par ailleurs ailleurs la province la plus bilingue du Canada avant même le Nouveau-Brunswick (pourtant officiellement bilingue).
Unité canadienne
Autre paradoxe: il n’est pas exclu que la Charte de la langue française – pourtant issue d’un gouvernement souverainiste – ait contribué à préserver l’unité canadienne lors des deux référendums de 1980 et 1995. En renforçant le sentiment de sécurité culturelle et linguistique des Québécois, l’acceptabilité du cadre fédéral canadien a pu s’en trouver renforcée. Les souverainistes québécois se sont peut-être finalement retrouvés malgré eux à jouer le rôle des «vrais» fédéralistes du Canada, en contrant les tendances centralisatrices. Mais en un sens, leur action, tendant à augmenter l’autonomie du Québec, n’a-t-elle pas contribué à faire baisser leur option? Le Québec, gardien du fédéralisme canadien? On n’en est plus à un paradoxe près!
Bilinguisme et identité canadienne
On entend aussi parfois l’argument selon lequel le Canada moderne se distingue des États-Unis justement grâce au Québec, le bilinguisme anglais-français étant l’un de ces principaux marqueurs identitaires. Nombre de symboles canadiens n’ont-il pas d’ailleurs assez tôt eu un lien (peut-être pas toujours exclusif, mais quand même) avec l’identité canadienne-française? Le castor, la feuille d’érable, l’hymne, le nom «Canada» (autochtone mais utilisé dès l’époque de la Nouvelle-France)… jusqu’aux petites polémiques modernes autour de la poutine (québécoise ou canadienne?). Nouvelle ironie: le Québec, même en opposition au Canada, a assez fortement contribué à définir l’identité canadienne.
Car si le bilinguisme fait partie de l’identité canadienne, c’est essentiellement au Québec qu’il le doit: sans lui, le pays serait essentiellement anglophone. Même Justin Trudeau l’a reconnu lors d’une assemblée publique début 2018: «Si on veut que le Canada demeure un pays bilingue, le Québec se doit de rester d’abord et avant tout francophone.» Réponse qu’il avait faite à une jeune d’origine brésilienne qui lui avait fait part de sa frustration de se faire souvent répondre en anglais.
Ce n’est d’ailleurs souvent pas de la faute de ces néo-Québécois: plusieurs francophones semblent croire qu’un accent en français est un signal de parler anglais. Mais comment apprendre le français sans se faire parler français de la part – entre autres – de… francophones? Une autre ironie!
Un pont vers un monde (différent)
Un défi reste: avoir le français langue commune (sans exclure les autres) au sein du continent nord-américain. Le monde est plurilingue, mais une langue et une culture, c’est un phénomène collectif et non un individuel, qui se fonde sur l’interaction. C’est pour cela que les droits linguistiques sont collectifs: on ne peut vivre à travers une langue sans personnes, lieux, situations, etc. qui donnent l’occasion de la parler. Voici donc l’apport du Québec à l’Amérique du Nord: une vraie différence culturelle – pas seulement celle, certes indéniable, découlant des origines de ses citoyens, pris individuellement – mais celle, collective, qui fait que ce qui lie les Québécois est autre chose que ce qui lie les citoyens de l’Amérique du Nord anglophone. Et cette différence est aussi un pont, vers le reste du monde francophone. Le Québec est certes partie prenante de la culture nord-américaine, mais pas seulement: la Francophonie est une communauté de dizaines de pays et de centaines de millions de personnes!
Cette situation est stratégique, c’est cette différence qui rend le Québec célèbre, plus que toute autre province canadienne. Le Québec voit le monde à travers ses yeux nord-américains ET francophones. Les deux termes ont leur importance. Les Québécois connaissent tant Captain America qu’Astérix. Parler une grande langue autre que l’anglais est un grand avantage. Pour le développer, c’est bien sur le français qu’il faut mettre l’accent.
Ce texte est une adaptation de mon article paru en espéranto dans La Riverego, revue de la Société québécoise d’espéranto, numéro 130-131 (printemps – été 2018), pp. 7-9.