La valeur du plurilinguisme – soit le faite de parler plusieurs langues – est-elle donnée par l’existence d’unilingues? C’est l’un des paradoxes de la dynamique entre les langues selon moi: le polyglotte tire un maximum de valeur du fait qu’il existe des unilingues. Et le plurilinguisme réel est-il rendu possible par l’existence de sociétés unilingues? Il y a là quelques notions intéressantes à explorer.
Parce que la diversité linguistique n’est pas toujours là où on le croit.
Rareté et valeur du plurilinguisme
Si le polyglotte est un pont entre deux ou plusieurs espaces linguistiques, il l’est d’autant plus qu’il est assez rare. Si tout le monde est unilingue, il faut être bilingue. Si tout le monde est bilingue, il faut être trilingue. Jusque-là, rien d’autre que l’offre et la demande.
L’avantage est d’autant plus grand qu’on parle des langues importantes de société qui, elles, n’en parlent pas d’autres ou qui n’ont du moins pas de langue commune avec nous – et d’autant plus qu’il est nécessaire d’interagir avec ces sociétés ou leurs produits culturels, économiques, etc. Ne serait-ce pas même, ce qui peut paraitre surprenant, un indicateur de santé pour une langue? Une collectivité qui fonctionne bien tout en ne parlant que sa langue n’est clairement pas en danger d’un point de vue linguistique et ce, d’autant plus qu’elle conserve des contacts à l’extérieur, ce qui signifie, que ce sont surtout les autres qui apprennent sa langue…
«Paradoxe» de l’apprentissage
Si tout le monde parle plusieurs langues – d’autant plus qu’il y a une langue commune généralement connue, l’apprentissage des langues peut en être rendu plus difficile. Pensons à ces gens qui disent avoir du mal à parler néerlandais aux Pays-Bas ou suédois en Suède -ou le français dans certains coins de Montréal, d’ailleurs – parce qu’on leur répond en anglais dès leur accent perçu.
De ce point de vue, il est peut-être plus facile – à part peut-être au début – de se jeter directement dans une société, un milieu complètement unilingue ou presque, où l’on sera forcé de pratiquer la langue. N’y a-t-il pas là l’une des grandes joies de l’apprentissage d’une langue? Arriver à entrer en communication avec des gens, une société avec laquelle on n’aurait pas autrement pu le faire, voilà une des grandes récompenses de toute personne en apprentissage!
Les sociétés unilingues, alliées des polyglottes?
De trop de langues… à une seule?
À l’inverse, lorsqu’un milieu est «trop» multilingue, porte une diversité trop difficile à gérer: voir par exemple les institutions européennes, où la multiplication des langues dans la période récente à mené à l’augmentation de l’usage de l’anglais. Ou plus simplement, les salles de réunion québécoises qui passent à l’anglais en raison de la participation d’une personne ne parlant pas français.
En effet, certains chercheurs ont théorisé un principe dit du «minimax», concept issu de la théorie des jeux (mais qui a aussi ses critiques). La langue qui sera utilisée par un groupe a tendance à être celle qui est maitrisée au moins minimalement par le plus grand nombre de personnes – celle qui permettra minimalement la communication. Dans une compétition entre grandes langues… les petites, sans espoir d’atteindre le statut de lingua franca, n’ont pas grand-chose à perdre, mais les grandes doivent battent pour occuper l’espace, car toutes ne peuvent pas atteindre le statut de lingua franca en même temps. Et se poser en monopole? On en arriverait donc en quelque sorte à l’inverse du plurilinguisme.
L’usage d’une langue s’apparentant d’ailleurs à un réseau, son usage de plus en plus fréquent, agrégeant de nouveaux membres au réseau, renforce d’ailleurs son utilité, ce qui tend à renforcer encore plus son usage (ce qu’on appelle «une externalité de réseau»).
Finalement, le plurilinguisme réel serait-il garanti par un unilinguisme multiple (de sociétés diverses)?
Langue: les deux points de vue
À mon sens, il existe «dans la nature» deux attitudes générales face aux langues: l’individuelle et la collective. Les deux attitudes ne sont selon moi pas mutuellement exclusives et mêlées à d’autres facteurs (en particulier des facteurs culturels, de prestige, etc.).
Attitude «individuelle»
La première attitude, c’est l’attitude «personnelle» ou «individuelle»: on apprend et on parle les langues qui nous semblent les plus utiles selon le contexte. Bien sûr, c’est ce que tout le monde fait à divers degrés, en raison des réalités pratiques de la vie quotidienne, tout simplement. Dans cet état d’esprit, on pense souvent «choisir», même si nos choix sont souvent très contraints. Par exemple, il est plus facile de «choisir» une langue qui se trouve très fréquemment représentée dans notre environnement (au hasard, l’anglais porté par les produits culturels anglophones). On dira parler telle ou telle langue parce qu’elle ouvre plus de portes. Après tout, les langues ont un poids et une influence variables, qu’on (voir par exemple le Power Language Index de Kai L. Chan).
Attitude «collective»
L’autre côté, c’est l’attitude «collective» ou «sociale». Elle postule qu’il est utile de faire en sorte pour que la langue que l’on parle – surtout sa langue maternelle – demeure utile et pertinente. En termes économiques, c’est considérer la langue comme une «externalité». Essayons d’esquisser cette idée. La langue commune à l’intérieur d’une société est un service «gratuit», acquis naturellement, sans payer. De plus si c’est la langue maternelle de la majorité, il s’agit de l’outil linguistique globalement manié le plus efficacement par la population. Cela signifie toutefois, qui si on choisit, dans certains contextes, d’utiliser une autre langue (ce qui peut par ailleurs être nécessaire et justifié), on constate deux effets, aux extrêmes. Marginalement, un membre du réseau qui l’utilise ne coute presque rien aux autres membres, et continue de bénéficier du statut de sa langue maternelle. À l’autre bout, si tout le monde le fait, on scie la branche sur laquelle on est assis: on passe à un outil moins bien maitrisé, à notre cout, tout ça pour abaisser le statut de la langue précédente, puisque sa valeur d’utilité (en raison du réseau plus restreint qui résulte du retrait de ceux qui parlent leur nouvelle langue) aura baissé. On dira que «telle langue ne sert plus à grand-chose, alors pourquoi la parler?».
Une des illustrations typique de ces «modes de pensée» est l’utilisation de l’anglais en pays non anglophone dans l’enseignement supérieur. Beaucoup d’institutions vont décider de proposer des cours en anglais pour attirer des étudiants et chercheurs étrangers. Ce faisant, elles dévalorisent (au moins contextuellement) la langue locale. L’impossibilité pratique de l’utiliser dans ce contexte est un cout porté par ses locuteurs (car ils font l’effort d’en apprendre une autre et perdent une partie leur avantage linguistique local). On dira peut-être que c’est un choix orienté vers le plurilinguisme (on ajoute une langue), mais est-ce vraiment le résultat sur le terrain? Et n’inverse-t-on pas non plus les priorités, dans le cas des pays de langue française (qui ont le privilège de parler une «grande» langue)? Faut-il faire des cursus en anglais pour attirer des étudiants non-francophones ou au contraire attirer des étudiants justement pour qu’ils apprennent et pratiquent le français, ce qui constitue une excellente politique d’influence?
Il y a certes un besoin de communication à l’échelle mondiale, pas de doute. La mondialisation est souvent vue comme l’ouverture au plurilinguisme et à la diversité. Elle peut l’être. Mais celle-ci n’est peut-être pas toujours là où on l’attend.
Et comment une LAI largement répandue changerait-elle cette situation, selon toi?
Bonne question! Pour un début de réflexion, on pourra lire l’article suivant. 😉
http://ideesmultiples.ca/2017/04/07/un-monopole-linguistique/