Premier d’une série de quatre articles présentant quelques réflexions sur le Québec d’aujourd’hui.
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La langue française constitue le cœur de l’originalité du Québec, le marqueur fondamental – mais non le seul – de son identité moderne. Il me semble donc logique d’amorcer ma réflexion par ce point essentiel.
Voici donc ce qui constitue peut-être l’axe central de la politique québécoise: la pérennité d’une société francophone «complète» dans ce coin du monde, au sens où le français permet de participer à tous les aspects de la société et de l’économie.
On constate ces dernières années, que malgré les mesures essentielles contenues dans la loi 101, que la vigilance reste de mise, particulièrement à Montréal, métropole du Québec et point de contact essentiel avec le monde entier.
Pour ceux et celles qui ne connaissent pas le contexte québécois, cette loi (communément appelée «loi 101»), qui constitue l’un des socles du Québec moderne, de son nom officiel Charte de la langue française, prévoit notamment que: 1) l’école se fait en français, à l’exception des élèves membres de la communauté anglophone, 2) il existe un droit à travailler en français, 3) l’affichage public et commercial se fait principalement en français.
La question de la loi 101
La première piste serait de plaider pour des modifications à la loi 101 (dans le respect des droits de la minorité anglophone, qui elle aussi fait partie du Québec). Ce n’est pas à exclure a priori, mais je crois qu’à l’heure actuelle, il faut peut-être mettre de l’avant des solutions d’un autre ordre, plus sociales que juridiques. La loi 101 est utile et nécessaire, mais la société a bien changé depuis et pourrait résister à de nouvelles mesures perçues comme trop coercitives.
Contrairement aux pressions politiques et économies qui ont prévalu jusqu’à la Révolution tranquille, la pression semble moins se faire qu’avant par la force politique et économique «brute» à l’égard d’un peuple canadien-français qui se croyait «né pour un petit pain» que par le divertissement populaire, le commerce, le prestige social – par la séduction, en somme.
La priorité est donc de renforcer le prestige social du français au Québec. Une stratégie «en amont», en quelque sorte, qui vise d’abord à séduire – sans abandonner les mesures existantes en éducation, au travail, dans le commerce, etc.
Élargir les horizons culturels
On pourrait commencer par favoriser un environnement culturel francophone plus élargi ouvert à différents horizons, de manière multilatérale.
Continuons, entre pays francophones, à parler les uns des autres dans nos médias, à échanger livres, films, revues, émissions – à des coûts très bas puisque l’essentiel de l’information est aujourd’hui en ligne. Utilisons notre francophonie pour acquérir une image mondiale et différente. TV5 Monde (aujourd’hui TV5 Unis au Canada) fait bien une partie de ce travail à l’aide d’émissions comme Kiosque, récemment arrêtée. Bien sûr, nombre de ces contenus sont accessibles à qui s’y intéressent. Pourquoi ne pas généraliser la chose dans des médias de plus grande audience?
Mettons aussi l’accent sur l’ouverture des autres marchés francophones aux productions québécoises et canadiennes francophones plus généralement, comme le suggère dans cet article de Jean-Benoît Nadeau (ses chroniques sont un vrai réservoir d’idées; j’en recommande la lecture). Certaines créations et structures s’en tirent d’ailleurs très bien. La francophonie est donc un atout à valoriser. Le Québec, nord-américain et francophone, a certainement quelque chose d’important à dire à une France et une Europe dont certaines sphères éprouve une fascination peut-être excessive envers l’Amérique anglophone. La population générale, si elle connait peu le Québec, l’aime instinctivement. Et comme une langue forme un réseau dont l’utilité augmente avec les possibilités de l’utiliser, tous les francophones bénéficieront d’une offre élargie.
Introduire d’autres langues dans l’éducation
Une autre manière d’élargir l’espace francophone, c’est de le remettre dans le contexte d’un monde multilingue, de sortir du face-à-face asymétrique entre français et anglais, d’abord pour faire prendre conscience aux gens qu’il existe d’autres langues, que le monde ne se résume pas à «tout ce qui n’est pas français est anglais».
On pourrait ici avantageusement s’inspirer de nombreux pays européens qui enseignent deux langues autres que la langue première à l’école (avec des succès variables il est vrai). Pourquoi ne pas systématiquement proposer l’espagnol ou le portugais à l’école, langues romanes relativement faciles à apprendre pour un francophone – qui sont aussi de grandes langues des Amériques. Voire le mandarin, le russe, l’allemand ou – plus audacieux – l’espéranto ou l’intercompréhension en langues romanes?
Cela pourrait se poursuivre au cégep et à l’université, qui pourraient offrir des programmes bilingues (qui pourraient être français/espagnol par exemple) ou trilingues (français/anglais/espagnol ou pourquoi pas, si les ressources le permettent, français/espagnol/mandarin), autour d’un socle et d’un environnement éducatif en langue française. Un modèle du Québec souhaité en sorte: ouvert sur le(s) monde(s), avec le français pour langue commune. Frédéric Lacroix, auteur d’une étude assez médiatisée sur le réseau collégial francophone, a d’ailleurs émis des recommandations semblables.
Ce genre d’initiative pourrait peut-être contribuer à rééquilibrer les mouvements rapportés récemment dans la presse au sujet de l’attractivité relative des établissements collégiaux anglophones et francophones. Il est normal et compréhensible étant donné l’histoire, la sociologie et la géographie du Québec, ainsi que le statut actuel de l’anglais dans le monde, que des études y soient possibles dans cette langue – le Québec est d’ailleurs richement doté en la matière; je suis moi-même diplômé de l’Université McGill. Il est pourtant très important de maintenir une offre francophone complète. Bien des établissements francophones ressentent toutefois des pressions linguistiques. Et pourquoi ne pas aussi offrir plus de programmes bilingues ou plurilingues dans le réseau anglophone?
Tout cela permettrait de promouvoir le français «par le haut», soulignant le fait que que le français est bien une ouverture sur le multilinguisme et la diversité des points de vue, avantage dont l’anglais seul ne peut se targuer.
Il faudra bien sûr valider la disponibilité des ressources humaines et pédagogiques, ainsi que l’existence d’une demande suffisante. Dans la grande région métropolitaine du moins, très diverse, on peut imaginer que c’est faisable.
Des ponts vers l’espace éducatif francophone international
Au-delà des frontières canadiennes, de nombreux étudiants francophones (de France mais pas seulement) viennent étudier chaque année au Québec. Le Québec sait d’ailleurs les attirer avec une tarification spéciale, une reconnaissance des diplômes, etc. Mais on déplore régulièrement que trop peu de Québécois vont étudier en France et ailleurs dans la Francophonie.
Pourquoi ne pas mettre en place une sorte «d’Erasmus francophone», rappelant le célèbre programme d’échange universitaire européen? Il semblerait qu’augmenter les échanges universitaires dans cette direction soit dans tous les cas au programme.
Montréal au cœur du Québec
Je n’ai jamais considéré que le profil sociologique de Montréal, terre de contacts, bien entendu plus bilingue et diversifiée par l’immigration que le reste du Québec, impliquait qu’elle doive se dissocier du Québec. Elle y joue simplement son rôle de métropole québécoise, la seule nation où elle peut jouer ce rôle. Elle est différente du reste du Québec, mais n’est-ce pas le cas de toutes les grandes métropoles?
Le Québec a besoin de Montréal, qui doit être un lieu où est possible l’épanouissement en français de tous les types d’activités. Il n’y en a pas d’autre. Du point de vue du Québec et plus largement, de la francophonie canadienne, Montréal n’est pas une ville francophone de plus ou de moins. En tant que seule grande métropole de la francophonie nord-américaine, la différence entre son absence et sa présence n’est pas quantitative mais qualitative.
Et Montréal a besoin du Québec. N’est-ce pas justement parce qu‘elle est québécoise et francophone qu’elle est connue de par le monde? Ce fait est au cœur de son originalité.
Le français, loin de confiner le Québec et Montréal, encourage le pluralisme linguistique et culturel. Ce n’est pas pour rien que le Québec est au premier rang du bilinguisme canadien, et que Montréal est aussi plus trilingue que d’autres, résultat semi-paradoxal des politiques linguistiques québécoises.
Étant aussi le point de chute de la plupart des nouveaux arrivants au Québec, il est impératif qu’elle permettre un vrai contact avec le français. C’est d’ailleurs aux francophones eux-mêmes de leur parler spontanément leur langue. Les non-francophones sont d’ailleurs nombreux à le souhaiter – sans quoi il n’est pas possible d’apprendre! Il s’agit donc d’un geste inclusif et intégrateur.
Les programmes gouvernementaux d’appui et de remboursement des frais d’apprentissage du français avant l’arrivée au Québec d’immigrants non francophones, grâce notamment aux Alliances françaises et Instituts français ainsi que la possibilité d’y passer des examens, de manière à permettre la connaissance du français dès le début, sont aussi de bonnes initiatives.
Pour le reste, je ne vois pas de recettes magiques. Les pratiques linguistiques spontanées, en société, doivent probablement plus êtres considérées comme une conséquence des autres mesures plutôt qu’une variable indépendante
Le français au Canada
Et pour finir, puisque le reste du Canada est un espace où la présence du français – certes modeste – est historique et garantie constitutionnellement, il n’y a rien à gagner à ne pas l’encourager. L’usage du français se déploie à l’échelle mondiale, alors pourquoi renoncer à l’encourager dans notre environnement immédiat?
Au-delà des droits individuels garantis par la Loi sur les langues officielles (nécessaires mais en pratique insuffisants et l’égalité juridique du français et de l’anglais, il faudrait que la loi sur les langues officielles se donne pour objectif de rapprocher le statut des deux langues dans les faits – c’est finalement pour ça que la loi 101 existe.
Prenant acte de l’asymétrie entre anglais et français au Canada et en Amérique du Nord, cela veut donc dire que les mesures prises doivent en général en faveur du français dans le but d’infléchir cette asymétrie: accepter explicitement pleinement que la planification linguistique québécoise participe de ces efforts, et que celle-ci participe du pacte politique canadien fondamental (bilinguisme conditionnant la participation du Québec), peut-être quelque chose qui ressemblerait à la «clause Canada» de l’Accord de Charlottetown. Après tout, la Loi constitutionnelle de 1982 garantit déjà le bilinguisme officiel au Nouveau-Brunswick…
Justin Trudeau ne convient-il pas lui-même du fait que «[s]i on veut que le Canada demeure un pays bilingue, le Québec se doit de rester d’abord et avant tout francophone»?
Cela impliquerait donc aussi de garantir les droits réels des francophones hors Québec en soutenant l’action de leurs institutions et en affirmant la présence du français dans l’espace public là où il existe. Après tout, s’il existe des universités françaises ou francophones en Arménie, en Égypte ou en Turquie, il peut bien en avoir en Ontario et en Alberta…
En quelque sorte, il s’agirait de reconnaitre non seulement des droits individuels mais aussi des droits collectifs dans des zones adéquates, car il est difficile d’exercer en pratique un droit linguistique de manière purement individuelle, sans collectivité où la parler.
Conclusion provisoire
Le Québec est une terre nord-américaine, fortement intégré dans cet environnement continental. Mais il doit éviter l’enclavement culturel exclusif dans cet espace (auquel il appartient bien sûr pleinement), alors que le français est l’une des très rares langues autres que l’anglais à afficher une présence mondiale.
Étant donné les avantages de parler français ce qui constitue, dans notre contexte nord-américain une langue «de plus», qui plus est l’une des grandes internationales du monde, le maintien de notre espace francophone est une forme de «bien public» pour le Québec, et continue d’être l’un des objectifs légitimes de l’action politique.