C’est le moment d’amorcer une nouvelle série d’articles, sur l’Europe et la construction européenne cette fois. Passionné par l’histoire de la construction européenne depuis plus de 20 ans, le moment est venu de tenter une synthèse de mes idées actuelles – fruit ma sensibilité franco-québécoise (ou euro-canadienne) – et poussant la réflexion amorcée dans ma série d’articles sur le Québec.
L’originalité européenne
L’Union européenne (UE), organisation sui generis, à laquelle on prête souvent des finalités fédérales, suscite depuis longtemps des débats sur les notions d’État fédéral, de fédération, de confédération, tous ces termes pouvant eux-mêmes s’appliquer à des situations fort différentes, et sans limites nettes.
Il est indéniable que l’UE a des traits fédératifs, comme le vote à la majorité qualifiée, un certain nombre de compétences exclusives, un parlement élu directement (une autre marque d’originalité, entre États souverains), une gestion à peu près intégrée des frontières extérieures et une monnaie unique (à quelques exceptions près pour ces deux derniers).
Il n’en reste pas moins vrai qu’elle n’est pas elle-même un État fédéral, puisque ce sont ses membres qui jouissent de la reconnaissance des autres États (un statut qu’ils ne sont, à juste titre et quoi qu’on en dise à l’occasion, pas près d’abandonner à mon avis). Cette capacité de parler de sa propre voix, de décider de ses propres interdépendances, est à mon sens au cœur de ce qu’on nomme indépendance ou souveraineté.
S’il est donc clair que les membres de l’UE restent des États souverains, il est aussi clair que l’UE constitue un ensemble où l’on fait de la politique, et non pas seulement de la diplomatie, comme dans une organisation internationale « classique ».
Les enjeux européens font pleinement partie de la politique intérieure des États membres de l’UE, règlementant le marché intérieur, la politique commerciale, établissant la liberté de circulation de tous ses citoyens et surveillant ses frontières externes – et, en zone euro, décidant de la politique monétaire (je compte y revenir). Sans oublier les politiques communes dans de nombreux secteurs: environnement, énergie, recherche, transports, enseignement supérieur (le célèbre programme Erasmus), une coopération (limitée) en matière de politique étrangère et de défense, etc.
Succès de l’indéfinition?
Cet entre-deux dans lequel se trouve l’UE politiquement a souvent été perçue par les « fédéralistes » comme un état transitoire et imparfait destiné, de manière téléologique, à se transformer tôt ou tard en État fédéral en bonne et due forme.
Au contraire, les souverainistes considèrent que les traités européens, s’éloignant de la coopération internationale classique, élaborent un ordre juridique supranational contraignant leurs marges de manœuvre et érodant la démocratie. En effet, selon ce point de vue, souveraineté nationale et démocratie se confondent, dans la mesure où la nation est justement ce qui permet le consentement de la minorité face à la majorité et sans quoi l’affrontement politique n’en est plus un d’idées mais de groupes (ce qui est au moins partiellement le cas au Canada ou en Belgique par exemple).
Il est d’ailleurs difficile de nier que les nations demeurent essentielles comme fondement identitaire et comme cadre du débat politique – et qu’une majorité de citoyens européens y restent attachés.
Mais pourquoi ne pas à l’inverse considérer cela comme un succès et tenter de valoriser les compromis trouvés – qui ont le mérite d’exister – et d’en faire un nouveau modèle? D’ailleurs peu d’États souhaitent sortir du système – les Britanniques eux-mêmes semblent ambivalents à la suite du Brexit. Les Européens sont habitués à pouvoir circuler, travailler, commercer librement (et même participer à certaines élections) dans toute l’UE (et un peu plus), et gageons que peu seraient prêts à renoncer à ces droits. Qui sait où la vie nous mènera, après tout?
Une inspiration pour les États fédéraux?
Certes, il y a des désaccords et des blocages, de nombreux sommets européens tournent à la foire d’empoigne, mais on pourrait dire la même chose de bien des fédérations (les conférences fédérales-provinciales au Canada – lesquelles rappellent les sommets européens – sont souvent le théâtre de désaccords). En effet, le fédéralisme est souvent dynamique et conflictuel – particulièrement en cas de diversité interne.
Plutôt que de vouloir faire entrer l’Europe dans un « moule » existant, peut-être certains États (notamment fédéraux) devraient-ils s’inspirer de l’expérience européenne pour résoudre leurs tensions internes.
L’Europe avait un nom original pour ce type de relation: Communauté – dont la plus connue était bien sûr la Communauté économique européenne (CEE), à la base de l’UE actuelle. Le terme de «communauté» a d’ailleurs été repris par plusieurs groupements régionaux d’États par la suite (p. ex. la Communauté andine). Depuis 1993 et l’entrée en vigueur du traité de Maastricht, on a introduit le plus classique Union. Le terme survit toutefois dans plusieurs expressions, par exemple acquis communautaire. On pourrait aussi simplement parler de confédération (désignant en principe une association d’États indépendants), mais le terme est assez polysémique…
En Europe, cela signifie faire partie d’un espace commun où les voisins ne sont plus tout à fait des étrangers, où entreprises et individus ont accès sans restriction ou presque au territoire des autres États membres, sans que ne soit abolie la souveraineté nationale de ceux-ci.
De manière cruciale, tout en établissant des liens politiques avec les autres États membres qui peuvent rappeler le fédéralisme, ils gardent la liberté de se représenter de manière autonome face à toutes les autres entités – sauf dans ses champs de compétence, où, dans le cas de l’UE, elle a la capacité de se représenter par ses institutions propres et de conclure des accords internationaux, car elle possède elle aussi, en plus de celle des États membres, sa propre personnalité juridique internationale. Ainsi est préservée la possibilité de participer simultanément à plusieurs espaces internationaux. La communauté est donc une entité (quasi) fédérative, mais qui demeure ouverte. L’action des États n’est pas limité par le territoire de l’Union.
Appelons cela une « doctrine Gérin-Lajoie européenne » (selon laquelle ce qui est de « compétence québécoise chez nous est de compétence québécoise partout » et qui sous-tend l’action internationale du gouvernement du Québec)!
Fédération européenne d’États-nations…
Ce mode de pensée rappelle d’ailleurs le concept de « fédération d’États-nations » en Europe, selon le vocable lancé par Jacques Delors dans les années 1990 et plusieurs fois repris depuis, qui pourrait aussi assez bien incarner ces principes.
La fédération d’États-nations est définie par Gaëtane Ricard-Nihoul, qui a écrit un livre sur le sujet (voir ci-dessous), comme visant à « essayer d’expliquer aux citoyens que l’engagement dans la construction européenne […] n’était pas incompatible avec leur attachement légitime à leur État, leur nation[…]. »
…ou souveraineté-association?
Au Canada, on aurait appelé cela… la souveraineté-association! Cette proposition – rejetée par référendum en 1980 – prévoyait que le Québec devienne politiquement souverain tout en conservant une association économique avec le Canada. Ce n’est d’ailleurs pas par hasard que René Lévesque avait perçu dans la construction européenne un modèle de futures relations Québec-Canada et ce, dès les années 1960. Les souverainistes écossais ou catalans envisagent d’ailleurs leur projet dans le cadre européen.
D’ailleurs, en 2019, l’ancien chef du Bloc québécois Gilles Duceppe avait proposé dans un article publié dans La Presse la transformation du Canada en « cinq pays souverains faisant partie d’une Union canadienne », laquelle «devrait s’inspirer de l’Union européenne et du Canada actuel» et qui viserait entre autres le « maintien d’une monnaie commune et d’une douane commune impliquant la libre circulation des personnes […]. »
Bien que ce scénario relève de la politique-fiction, il faut admettre que conceptuellement, on approche en tout cas de quelque chose qui serait de nature à combler plusieurs aspirations traditionnelles (et quelquefois contradictoires) du Québec. Peut-être pourrait-on parler d’associationnisme constitutionnel, rappelant le deuxième terme de la formule de Lévesque…
Vers une nouvelle donne diplomatique?
L’UE actuelle est aux yeux de bien des gens extrêmement insatisfaisante, tant du point de vue des politiques menées que des processus de décision (et je compte y revenir). Mais il est indéniable qu’elle constitue une expérience politique originale. Et la paradiplomatie pratiquée par bien des États fédérés ou entités non souveraines finira peut-être par rapprocher les deux types de situations.
La Belgique se rapproche de ce modèle puisque, selon sa Constitution, ses entités fédérées sont responsables de se représenter dans leurs champs de compétence sur la scène internationale. On spécule depuis d’ailleurs à l’occasion sur les traits confédéraux de la Belgique.
Le fédéralisme canadien lui-même peut à la marge rappeler certains aspects l’expérience européenne par la géométrie variable, plutôt appelée ici fédéralisme asymétrique, notamment envers le Québec (voir par exemple les ententes sur l’immigration) ou encore par le concept de limitation du pouvoir fédéral de dépenser.
Donc, plutôt que de tenter de faire entrer l’Union européenne dans le moule des constructions politiques existantes, pourquoi ne pourrait-elle pas à son tour inspirer une nouvelle normalité?
SUGGESTIONS DE LECTURE
Pour une fédération européenne d’Etats-Nations : la vision de Jacques Delors revisitée, Gaëtane Ricard-Nihoul, Collection Europe(s), Éditions Larcier, 2012
Une exploration du concept de fédération d’États-Nations en Europe, montrant comment il permet d’articuler efficacement les États membres et le niveau européen, s’appuyant entre autres sur les travaux du constitutionnaliste Olivier Beaud (qui distingue conceptuellement les notions de Fédération et d’État). Un essai court et accessible pour réfléchir à ces questions.
Paradiplomatie identitaire – Nations minoritaires et politiques extérieures, sous la direction de Justin Massie et Marjolaine Lamontagne, collection Politeia, Presses de l’Université du Québec, 2019
Dans cet ouvrage, divers spécialistes passent en revue les stratégies et les perspectives de l’Écosse, de la Catalogne, de la Flandre, de la Wallonie, du Pays basque et du Québec en matière de relations internationales. Les textes sont accessibles aux non-spécialistes.