L’Union européenne et ses langues

Drapeaux devant le Parlement européen à Strasbourg.
L’UE, c’est aussi ses nations – et ses langues
(Source: Antoine Schibler, licence Unsplash)

Après plusieurs articles sur la Francophonie et la situation du Québec, continuons cette petite série sur l’Europe. L’un des problèmes récurrents et pourtant assez souvent éludés de la construction européenne est la question linguistique. Elle a pourtant une importance stratégique, comme je l’ai rappelé dans ce blogue à diverses reprises.

Tendances unilingues

La tendance dans l’Union européenne (UE) est plutôt à l’unilinguisme. En 2020, l’Association des journalistes européens – section France a dénoncé dans une lettre le fait que les communiqués de presse de la Commission européenne ne soient publiés qu’en anglais, et non pas – au minimum – aussi dans les deux autres langues de travail de la Commission, le français et l’allemand, ceci donnant «un avantage compétitif notable à la presse anglophone», et ce, alors que le principal pays anglophone du continent vient de quitter l’Union (l’anglais demeure toutefois langue officielle).

Même constat dans un article de Jean Quatremer à l’automne 2020, journaliste de Libération à Bruxelles et vétéran des questions européennes, qui s’insurge contre l’unilinguisme anglophone de la présidente de la Commission lors de son «discours sur l’État de l’Union» (toute ressemblance avec les pratiques d’autres États est purement fortuite), ainsi que contre la décision d’utiliser l’anglais comme langue de travail du nouveau parquet européen, créé en vertu d’une coopération renforcée. Et il s’agit là d’un journaliste qu’on ne peut d’ailleurs pas soupçonner d’euroscepticisme.

Un problème démocratique

Cette «politique» en matière de communication ne serait jamais tolérée dans les États occidentaux plurilingues, dont le Canada, la Belgique et la Suisse (malgré les toutes les imperfections de leurs systèmes respectifs). D’un point de vue canadien, par exemple, un premier ministre qui ne ferait des discours qu’en anglais ferait scandale.

Ce ne serait tout simplement pas considéré comme démocratique. Et dans la perspective où l’UE se veut une organisation démocratique, c’est-à-dire plus qu’une organisation internationale classique, c’est un problème. En effet, soit:

  1. l’UE est une organisation internationale et diplomatique; il est donc possible de limiter fortement le nombre de langues de travail utilisées puisqu’elle implique essentiellement des professionnels.
  2. l’UE est une quasi-fédération démocratique et doit être accessible à tous ses peuples, et dans ce cas, elle doit s’attacher à appliquer réellement le multilinguisme qu’elle prône officiellement.

Les autres langues (notamment le français et l’allemand, autres langues de travail de la Commission), lorsqu’elles sont disponibles, sont souvent des traductions de l’anglais, devenu langue de rédaction de très nombreux documents (voir par exemple ce rapport très fourni), là ou le français était à une autre époque prédominant.

Les sites web des agences de l’UE sont aussi majoritairement en anglais et portent des noms et sigles anglophones. Seule la Cour de justice de l’UE fait exception, elle qui travaille en français.

Une situation linguistique lourde de conséquences

Les conséquences sont nombreuses. Par exemple, une langue est un canal de diffusion très puissant pour diffuser des informations et des idées, une vision du monde (posons-nous la question: qui lit la presse de qui?). Pour en rester à un niveau politico-économique, pensons à la diffusion des concepts néolibéraux, largement issus des pays anglophones. Les universités et les publications scientifiques sont aussi très affectées.

Pensons aussi à la culture populaire, au cinéma, aux livres, lesquels circulent aujourd’hui largement en suivant des «lignes» linguistiques, surtout à notre époque numérique, fondant une culture populaire commune «européenne» assez fortement infusée notamment de contenus états-uniens, dans un échange assez inégal, où les uns sont principalement émetteurs et les autres, récepteurs. Pourtant les peuples européens gagneraient pourtant à s’ouvrir un peu plus les uns aux autres.

Il est donc impératif pour les pays européens de préserver leur indépendance médiatique et de pensée, et de favoriser une certaine concurrence entre espaces linguistiques et culturels, redonnant à tous une certaine marge de manœuvre, plutôt qu’un monopole, même si une réelle égalité est très difficile à atteindre en ces matières. Cela est d’autant plus vrai que le principale membre anglophone, le Royaume-Uni, est maintenant sorti mais que restent plusieurs États membres dépositaires de langues de grande diffusion, notamment la France, l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne et le Portugal.

L’enjeu institutionnel

Ce sujet est d’autant plus important que la langue des institutions elles-mêmes peuvent devenir un enjeu primordial. Garantir un haut statut à sa langue est en soi un objectif stratégique. La langue est un instrument d’influence puissant. Si par exemple il n’y avait plus que des ambassades européennes, en pratique il deviendrait très difficile de faire une carrière diplomatique en espagnol, en français ou en allemand. S’il n’est plus possible de travailler dans sa langue dans un domaine en particulier, particulièrement un domaine prestigieux, cela pourrait conduire à une perte graduelle de statut.

L’Europe doit promouvoir ses intérêts

Si on croit à l’Europe-puissance, concept majeur en France autour de la construction européenne, et même peut-être l’aboutissement de tout débat français sur la question («comment tenir tête aux grandes puissances du 21e siècle?»), on doit reconnaitre que l’UE doit aussi avoir pour vocation de promouvoir les intérêts linguistiques de ses États membres.

Si le fait d’appartenir à de grands espaces linguistiques est un avantage comparatif pour plusieurs pays européens, alors il faut veiller à ne pas s’annexer au seul espace linguistico-culturel anglophone, mais plutôt de promouvoir nos propres espaces culturels (et pourquoi pas avec le soutien mutuel de nos partenaires). L’appartenance simultanée à l’espace européen et à ces espaces culturels est d’ailleurs en soi un grand avantage à rechercher.

Mais on dit que l’anglais serait devenu neutre. S’il est moins marqué qu’à une époque en tant que lingua franca mondiale, il ne peut prétendre à une totale neutralité, les pays anglophones demeurant le cœur de cet espace, et en tirant naturellement de nombreux avantages. L’Europe n’existe pas dans le vide.

L’Europe devrait appuyer donc le multilinguisme chez elle et chez les autres, en privilégiant d’abord ses propres langues au plan international.

Diversité des perspectives

Mais je comprends aussi qu’il puisse y avoir deux attitudes distinctes selon qu’on parle une «grande» ou une «petite» langue (quant à leur diffusion). Les «petites» langues s’accommodent plus facilement de la situation actuelle de quasi-hégémonie, car il n’a, dans la plupart des cas, jamais été dans leur ambition d’être une langue véhiculaire internationale: ils n’ont, pour ainsi dire, pas grand-chose à perdre sur ce plan.

Il en va tout autrement des «grandes» langues, et notamment du français, qui a une très longue tradition de présence dans l’espace européen et international et qui a donc plus à perdre de l’hégémonie d’une autre langue qu’une petite langue. Dans l’UE, les deux grandes langues qui pouvaient prétendre à un tel rôle sont bien sûr le français et l’allemand. Bien que relativement peu parlés en Europe, l’espagnol et le portugais sont aussi des langues de grande diffusion, et constituent eux aussi un lien très important entre l’Europe et les Amériques. Quant à l’italien, lui aussi certainement une langue de grand prestige culturel historiquement, il n’a pas atteint le statut géopolitique du français et de l’allemand en Europe.

Toutes ces langues (et les autres!) sont toutefois dépositaires d’un important capital: des locuteurs et apprenants en Europe et dans le monde, la production culturelle et intellectuelle des peuples qui la parlent, un poids économique… toutes choses à préserver pour l’UE!

Une question d’image

L’image et la perception ont aussi leur importance. Les diverses agences de l’UE sont dispersées partout dans les différents États membres. Lançons une idée: pourquoi ne pas utiliser la langue officielle locale sigle des agences, lesquelles utilisent le plus souvent un sigle anglophone (y compris dans leur logo)? Cela ne pourrait-il pas aussi renforcer leur ancrage dans les États membres qui les accueillent? Certaines institutions utilisent toutefois le latin dans leur logo (la CJUE, le Conseil), rare utilisation d’une langue neutre dans la communication moderne.

Prenons aussi l’habitude de voir plus de responsables européens s’exprimer dans leur propre langue, ou dans plusieurs (outre l’anglais). C’est aussi un message à l’effet que l’Europe ne s’oppose pas à ses nations.

L’avantage géographique

Les plus importantes institutions politiques européennes ont aussi l’avantage d’être distribuées sur un axe franco-germanique Strasbourg – Luxembourg – Bruxelles (je dis bien ici germanique et non strictement allemand), dans des pays tout ou en partie francophones. C’est un grand avantage pour le français d’ailleurs, qui incite une grande partie des fonctionnaires de ces institutions à comprendre et à utiliser le français.

Conclusion

Si on voulait que l’UE soit acceptée ses citoyens comme peut l’être (selon le contexte local) un véritable État fédéral, elle ne peut agir d’une manière qui ne soit pas acceptable par exemple au Canada, en Belgique et en Suisse (alors mêmes que dans certains les obligations linguistiques de la puissance publique sont complexes à remplir).

Il faut donc, dans le contexte de l’UE, porter la plus grande attention au respect des langues officielles dans les institutions démocratiques (au Parlement entre autres). La traduction automatique pourra peut-être aussi nous y aider.

La langue de travail des autres institutions et agences est toutefois elle aussi importante, car si une langue devient la langue exclusive des instances politiques et règlementaires, elle contribue en quelque sorte à reléguer les autres à un statut inférieur.

Reconnaissons toutefois que l’anglais est là pour rester encore un bon moment et est en pratique incontournable dans bien des contextes, dans l’UE et ailleurs. Toutes les langues se retrouvent donc à cohabiter avec lui d’une façon ou une autre. Il ne s’agit pas de ne jamais s’en servir, mais de reconnaitre que l’usage des autres langues est dans l’intérêt de leurs locuteurs – certains l’ignorent d’ailleurs, soulignant l’importance de susciter une prise de conscience à ce sujet. L’objectif du français ne peut d’ailleurs pas non plus être de tenter de remplacer une hégémonie par la sienne, ce qui ne serait ni politiquement acceptable, ni réaliste.

La communication pourrait au moins viser un équilibre, en commençant par les deux autres langues de travail de la Commission, le français et l’allemand (langues toutes deux maîtrisées par la présidente actuelle). C’est aussi là qu’une langue politiquement neutre comme l’espéranto, même en plus d’une ou plusieurs autres langues, pourrait se révéler utile, en fournissant une option politiquement nouvelle, et utilisable facilement – mais l’adhésion à cette idée n’est pas généralisée.

Admettons que ces problèmes n’ont pas non plus de solution simple. Au contraire, le multilinguisme extrême, difficile à gérer, est constamment tenté par un retour à l’unilinguisme pour résoudre les problèmes de communication. L’UE s’est en quelque sorte donné à elle-même une tâche titanesque, qui mérite peut-être qu’on fasse preuve de compréhension à son égard. Les propositions pour améliorer la situation sont nombreuses (voir le rapport français cité plus haut).

Toutefois, presque tout ce qui se fait dans l’UE – elle-même est une innovation politique sans réel précédent – est en quelque sorte nouveau, alors n’ayons pas peur d’être créatifs.

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