Le fait pour un territoire d’être occupé par une population à la langue majoritairement différente de celle de l’État dont il fait partie est souvent associé à des tensions autonomistes ou sécessionnistes. Bien sûr, en général, il s’agit d’une facette d’un ensemble de différences culturelles diverses, mais la langue en est certainement l’une des caractéristiques les plus visibles et des marqueurs les plus importants d’une identité différente, comme au Québec ou en Catalogne.
En situation de différence linguistique, lorsqu’un mouvement autonomiste ou indépendantiste apparait, la promotion de la langue fait très souvent partie des objectifs prioritaires. C’est certainement le cas du Québec moderne, où la langue est bien sûr un marqueur identitaire central: l’originalité du Québec, c’est de former une société nord-américaine dont la langue publique est le français.
Je vais ici alimenter la réflexion du point de vue québécois en évoquant les situations respectives de l’Irlande, de la Catalogne et de la Finlande, trois cas, certes forts distincts, intéressants en ce qui concerne leur trajectoire politico-linguistique. Quel est le lien entre vitalité linguistique et statut politique?
Un Québec souverain serait-il nécessairement plus francophone?
Il semble tomber sous le sens pour beaucoup qu’un Québec souverain (quels qu’en soient les avantages et les inconvénients par ailleurs) serait plus francophone ou, dans tous les cas, pas moins. Mais serait-ce nécessairement le cas? Des exemples historiques démontrent que si la puissance étatique est un outil utile et nécessaire, elle ne peut pas tout.
On retrouve ce genre de réflexion dans le livre de Mario Polèse, «Serions-nous plus libres au lendemain d’un oui?», paru en 2009, un ouvrage court, mais qui donne matière à réfléchir sur les contraintes pratiques qui risqueraient de s’appliqueraient à un Québec souverain. En matière linguistique, il y développe par exemple l’idée que le Canada, malgré ses imperfections, forme un espace où le français a une légitimité et un certain niveau de protection, autour du Québec (notion peut-être aujourd’hui mise à mal par les résultats linguistiques du recensement de 2021). Pour lui, advenant la souveraineté, au gré des négociations, des concessions inévitables et sous les pressions politiques intenses qui ne manqueraient pas de surgir, il n’est pas à complètement à exclure que le Québec puisse finir par être contraint se déclarer bilingue, à rebours de la pensée conventionnelle à ce sujet. Il n’affirme pas que c’est ce qui arriverait, mais, écrit-il «[l]’histoire du monde est pleine de retournements inattendus.»
Et il n’a peut-être pas complètement tort. Passons maintenant en revue quelques exemples, trois situations très différentes mais qui font réfléchir.
Irlande
L’Irlande est un cas intéressant en raison des points communs qu’elle partage avec le Québec: deux nations catholiques dont une grande partie de l’histoire s’est déroulée sous tutelle anglo-protestante. Les nationalistes irlandais qui ont présidé à l’avènement de l’État libre d’Irlande avaient espoir qu’avec la liberté politique la langue irlandaise regagnerait le terrain qu’elle avait perdu, notamment au 19e siècle (époque du basculement majoritaire vers l’anglais).
Mais il était déjà trop tard, semble-t-il. Seules des régions relativement isolées de l’ouest de l’Irlande parlaient encore irlandais à cette époque. Pour les protéger, le gouvernement irlandais les a désignées comme zones spéciales appelées Gaeltachtaí (Gaeltacht au singulier). Dans ces zones, l’irlandais est censé fonctionner comme seule langue publique. Toutefois, malgré les efforts de promotion déployés par l’État irlandais au cours des années, son recul n’a pas été enrayé… Certes, l’Irlande d’il y a un siècle était très différente de l’Irlande et du Québec d’aujourd’hui. Mais voici donc un cas où une nouvelle donne politique s’est révélée impuissante à changer significativement la situation linguistique.
Catalogne
En Catalogne, le catalan (langue romane certes très proche de l’espagnol, ce qui facilite son acquisition) est co-oficiel avec le castillan (autre nom de l’espagnol) et connu par une majorité de la population, laquelle est presque intégralement aussi capable de s’exprimer en castillan. En découle une grande concurrence entre les deux langues dans l’espace public (à Barcelone notamment). La langue occupe, comme au Québec, une place très importante dans le nationalisme catalan moderne. Il y a quelques années, des personnalités indépendantistes ont toutefois exprimé leur souhait (exemples: 1/2) que le castillan reste l’une des langues officielles de la Catalogne – ce qui ne fait d’ailleurs pas l’unanimité. Toutefois on peut penser que si la démarche souverainiste catalane devait aboutir un jour, il y aurait une forte pression pour le maintien de l’espagnol comme langue officielle étant donné sa diffusion dans la population.
Finlande
En 2019, j’ai visité la Finlande, pour participer au 104e Congrès mondial d’espéranto ayant eu lieu à Lahti – l’occasion d’en apprendre plus sur ce pays à deux langues officielles: le finnois, majoritaire, et le suédois, parlé par environ 5 à 6 % de la population, mais lui aussi, officiel à niveau égal avec le finnois. En très simplifié, la Finlande est devenue souveraine en 1918, après avoir été sous souveraineté suédoise. La population de culture suédoise y a longtemps formé une sorte d’élite politico-économique. Toutefois, lors de la montée du nationalisme finlandais, bien que la priorisation du finnois au détriment du suédois au sommet de la société ait fait l’objet de controverses, une partie importante des suédophones s’est mise à s’identifier fortement à la Finlande et à promouvoir le finnois comme langue nationale (ce qu’on appelle le «mouvement fennomane», par opposition au «mouvement svecomane»). Aujourd’hui la majorité des suédophones parlent aussi finnois (l’inverse est plus rare). Il existe une répartition territoriale des droits linguistiques sur la base des municipalités, mais le pays demeure officiellement bilingue.
Cette trajectoire historique m’avait frappé, m’évoquant ce qu’aurait donné un large mouvement d’anglophones s’identifiant d’abord au Québec, appuyant ses lois en faveur du français et pourquoi pas, ses démarches politiques jusqu’à la souveraineté. L’histoire s’en serait trouvée sans nul doute changée.
Et bien d’autres autres…
Ces exemples sont sans compter ceux qu’on peut trouver, plus à l’Est, dans l’espace postsoviétique, dans lequel le paysage sociolinguistique peut demeurer compliqué, en lien avec le russe notamment: pensons par exemple à l’Ukraine (et qui a mis en place plusieurs mesures de promotion de l’ukrainien).
Et que dire des nombreuses situations postcoloniales – même si le contexte est très différent des exemples occidentaux cités plus hauts – où la langue de l’ancienne métropole est dans biens des cas demeurée officielle dans les pays nouvellement indépendants.
Retour au Québec
Quelles leçons peut-on en tirer? L’histoire n’est pas écrite, et même la souveraineté n’offrirait pas de garanties absolues quant au devenir linguistique du Québec. On pourra bien sûr objecter qu’il n’existe que peu (pas?) d’exemples de langue prospérant dans un territoire sans forte promotion de la part d’un État souverain. Ou encore que la souveraineté changerait potentiellement la donne en matière d’identité, la recentrant sur le Québec, État francophone.
Peut-être, mais le contexte linguistique du Québec, quel que soit son statut, demeurera pour l’essentiel le même: ilot francophone en Amérique du Nord, il continuerait d’avoir pour voisins les États-Unis et les autres provinces canadiennes, et l’anglais y conservera son statut élevé. Montréal, tout en visant à demeurer une métropole francophone, restera une terre de contacts mêlant francophones, anglophones et allophones, continuera d’accueillir des universités et hôpitaux en français et en anglais, et d’être aux premières loges de la culture populaire nord-américaine, etc. (À l’inverse, pour ne prendre que cet exemple, les suédophones de Finlande vivent entre deux langues dont le poids actuel dans l’espace nordique n’est pas si différent, et le suédois n’est pas lingua franca mondiale.)
Tout cela n’est pas pour dire que le statut politique du Québec (où d’autres territoires «compliqués» linguistiquement) n’a pas d’importance. Bien au contraire, le Québec n’aurait pas réussi à faire progresser le français s’il n’avait pas disposé de ses institutions propres ni âprement défendu ses compétences (et pas seulement en matière de langue). Vivre en français collectivement continuera d’ailleurs très probablement d’exiger de la volonté et des mesures appropriées, dans le cadre d’une stratégie à plusieurs volets, quel que soit le statut du Québec.
Reconnaissons donc que plusieurs trajectoires politico-linguistiques semblent possibles, et que les choix politiques ont des conséquences souvent incertaines (ou du moins non garanties).