Note: Ce texte (à titre d’exemple) applique la réforme proposée, et souligne les participes que nous aurons modifié.
Une nouvelle petite polémique orthographique a eu lieu dans les médias au Québec ces dernières semaines au sujet de la réforme de l’accord des participes passés. Voyons de plus près de quoi il s’agit.
L’Association québécoise des professeur·e·s de français (AQPF), suivant une recommandation du Conseil international de la langue française (CLIF) s’est récemment prononcée en faveur de la simplification des accords de participes passés, notamment avec l’auxiliaire avoir, en ce qui concerne les cas d’accord avec un complément direct (selon la terminologie grammaticale en vigueur, ou traditionnellement le « COD ») antéposé, ainsi que ceux des participes passés pronominaux.
Ces accords ont en effet un « rendement » assez faible, au sens qu’ils mobilisent un grand nombre d’heures d’enseignement pour des résultats médiocres et une utilité au final modeste dans la langue, la grande majorité des accords étant inaudibles. Un grand nombre de spécialistes proposent aujourd’hui de faire évoluer la norme.
Pour résumer, je suis dans l’ensemble favorable à une telle réforme, ce qui n’étonnera personne étant donné mes écrits passés. Pour une fois qu’une réforme toucherait significativement (et assez simplement) l’orthographe grammaticale, elle mérite qu’on s’y attarde!
Pas « trop difficiles », mais hors langue
On entend dans les entrevues de personnes mettant de l’avant une telle réforme que les règles actuelles d’accord du participe passé sont trop difficiles, prennent trop de temps dans l’enseignement pour des résultats décevants. Tout ceci est surement vrai.
Mais la vraie question est plutôt de savoir pourquoi ces accords sont perçus comme difficiles. La réponse est bien entendu que la plupart (et cela a été noté bien sûr par de nombreuses personnes) sont inaudibles, des cas qui concernent la quasi-totalité des verbes (cherché/e/s ou fini/e/s), à l’exception des accords au féminin de certains verbes du troisième groupe (par exemple: écrites). Quant aux accords au pluriel, les hypothétiques liaisons qui suivraient un –s du pluriel découlant de ces accords sont très rares.
D’après une étude du CLIF sur un corpus contenant 2140 emplois recensés de participes passés, seuls 136 (ou 6,4 %) se trouveraient modifiés par les nouvelles règles et 15 seulement, soit 0,7 %, concerneraient des accords audibles (pp. 8-9 et p. 57). Un deuxième corpus (littérature jeunesse) étudié par le CLIF présente plutôt, lui, 6,8 % d’accords audibles (p. 58). Il y a donc une variabilité selon les corpus choisis, mais entendons-nous pour dire qu’il ne s’agit là que de pourcentages bas.
Et qu’en est-il de la langue « peu surveillée »? Même dans le cas d’accords se faisant théoriquement entendre, l’usage semble être très flottant. Pour en savoir plus, je ne peux que vous conseiller de visionner la vidéo de la chaine Linguisticae sur le sujet, toujours excellente en vulgarisation linguistique. Pour une étude plus approfondie, on se reportera au mémoire d’Ayça Dursen, l’une des sources de la vidéo, justement. L’étude porte sur deux corpus, oral et écrit. Le corpus écrit était constitué constitué de textos (SMS), donc un usage écrit mais informel, alors que le corpus oral était constitué d’entretiens transcrits. Son travail lui permet de conclure que la règle est peu ancrée dans l’usage réel (p. 140) et à la suite de la linguiste Claire Blanche-Benveniste, « que l’accord des participes passés employés avec avoir a ‘tout d’un accord récessif' » (p. 130).
On pourrait donc affirmer que les règles actuelles d’accord des participes passés sont largement hors langue – d’où leur difficulté perçue.
Les trois règles de la réforme proposée
Quant à la réforme en question, ses trois point principaux sont les suivants:
1° Les PP employés sans auxiliaire et les PP conjugués avec l’auxiliaire être s’accordent avec le mot ou la suite de mots que l’on trouve à l’aide de la question « Qui ou qu’est-ce qui est (n’est pas) PP ? ».
Source: Site du CLIF consacré à la réforme proposée
2° Les PP des verbes pronominaux pourront s’accorder avec le mot ou la suite de mots que l’on trouve à l’aide de la question « Qui ou qu’est-ce qui s’est (ne s’est pas) PP ? » augmentée des éventuels compléments du verbe.
3° Les PP conjugués avec l’auxiliaire avoir pourront s’écrire dans tous les cas au masculin singulier.
Cette proposition a le mérite de la simplicité et son application donne quand même un résultat proche de la norme actuelle (accords avec être, et avec avoir sans complément direct antéposé). Certains participes passés avec avoir, notamment, verraient leur accord « officiel » modifié (ou toléré) pour pouvoir rester invariables, y compris occasionnellement à l’oral (ces lettres que j’ai écrit). De toute manière, comme nous l’avons vu, l’usage réel est en réalité très flottant. Tout du moins, ceci est un pas vers l’invariabilité et la validation d’un usage existant.
Le problème des pronominaux
Mais le point qui accroche est celui des participes passés pronominaux, où la mécanique d’accord proposée a quelques effets pas nécessairement désirables.
Certains cas déjà invariables à l’écrit dans le norme actuelle se retrouvent variables à l’écrit, ce qui va à l’encontre du mouvement général de la grammaire orale (plus invariable que l’écrit), par exemple: elles se sont téléphonées (au lieu de téléphoné), ou ils se sont lavés les mains (au lieu de lavé).
À l’inverse, choisir l’invariabilité complète, si cela peut convenir aux verbes des premiers et deuxième groupe, aux finales dans tous les cas muettes, irait à l’encontre de l’usage réel. On dit bien: des choses se sont dites, les fenêtres se sont ouvertes.
Tout cela pour dire que la solution n’est pas simple, même si j’aurais tendance à préférer les propositions qui tendent à refléter l’invariabilité trouvée dans l’usage parlé plutôt qu’à insérer une nouvelle variabilité là où elle n’existait pas, quitte à insérer une petite exception si nécessaire.
Ayça Dursen affirme d’ailleurs qu’elle n’est elle-même pas convaincue ni par l’approche variable (p. 143), ni par celle de l’invariabilité totale des pronominaux (selon les propositions du linguiste Dan Van Raemdonck) les deux s’opposant à plusieurs formes en usage. Elle propose ses propre pistes pour une réforme, éliminant justement un certain nombre de cas contredisant l’usage. Elle prône de plus la pratique d’une certaine tolérance (p. 158), ce qui pourrait bien être notre planche de salut pour rectifier quelques cas sans recomplexifier tout l’édifice.
Une telle variation ne serait pas complètement inédite en matière de participes passés: étant donné peut par exemple être accordé ou non selon la norme actuelle.
Vers un « français démotique »
De manière générale, puisque la réforme rapproche effectivement la norme écrite de la langue parlée sur le terrain, la démarche a plusieurs mérites. Ceci d’autant plus qu’il s’agit pour une fois d’une réforme touchant à un point d’orthographe grammaticale, celle-ci étant le principal problème du français écrit actuel, qui ne se démarque selon moi pas tant sa complexité ou sa difficulté intrinsèques (malgré plusieurs problèmes), mais d’abord par sa déconnexion d’avec la grammaire parlée actuelle (bien plus que dans les autres langues romanes, par exemple).
Il ne faut donc pas perdre de vue que la vraie régularité, c’est celle qui rapproche le fonctionnement de l’écrit de celui de l’oral, et non pas seulement celle qui confirme des régularités internes au code écrit sans référence à la langue parlée, telle qu’encodée dans nos cerveaux de francophones… Après tout, d’après la linguiste Mireille Elchacar, dans les textes d’étudiants universitaires, la faute la plus courante en français écrit ne concerne pas une exception, mais l’une des règles les plus élémentaires du code écrit: le –s du pluriel…
Sans lui être nécessairement parfaitement identique, l’écrit ne peut donc s’affranchir complètement de l’oral et ne jouer que selon ses règles internes, sous peine de voir l’écrit et l’oral continuer à dériver et à s’éloigner l’un de l’autre, ce qui ne nous avancerait guère…
Pour faire un petit parallèle historique, c’est la conclusion à laquelle sont arrivés les Grecs lorsqu’ils sont passés de la norme katharévousa, très éloignée de la langue parlée sur le terrain, au grec dit démotique, norme plus proche du grec moderne parlé et adoptée officiellement en 1976. Aurons-nous un jour notre « français démotique »?
Des résistances surmontables?
La réforme suscite bien sûr le scepticisme de bien des gens (c’est un euphémisme), la vision traditionnelle de la langue en francophonie étant assez rétive au changement. Même la mini-réforme de 1990 (souvent appelée orthographe « recommandée » ou « rectifiée ») n’a pas été très bien reçue, malgré un certain progrès ces dernières années.
Rien n’empêche toutefois quiconque de prendre les devants. Le changement à effectuer reste toutefois d’abord d’ordre culturel, mais il semble y avoir un certain mouvement sur ce front, des linguistes prenant régulièrement position publiquement pour une évolution de la norme écrite et une vision plus large de la langue, laquelle n’est pas que sa norme.
Tout ne doit pas non plus partir de France, même si elle ne peut, par sa masse démographique, être ignorée, et qu’il faut veiller à une certaine unité normative Les évolutions, à défaut de se propager à la même vitesse, doivent aller dans le même sens. Le Québec a par exemple été à l’avant-garde dans certains domaines, comme la féminisation des titres ou en création lexicale. Les Belges et Suisses francophones semblent aussi être actifs dans les débats sur la norme. Et tous les francophones sont également légitimes.
Comme je l’ai déjà écrit, malgré les résistances, l’orthographe est capable d’évolutions. L’apparition et la diffusion de certaines méthodes d’écriture inclusive, dont celle du point médian, a été assez rapide. Certaines de ces innovations sont peut-être destinées à rester et d’autres, à disparaitre.
Mais remarquons que la motivation liée à ces changements n’était pas d’abord orthographique, mais procédait avant tout d’une demande sociale, en l’occurrence liée à la représentation des genres (présente dans plusieurs langues d’ailleurs). C’est cet aspect qui les a légitimé. Ces réflexions pourraient d’ailleurs facilement toucher d’autres points d’orthographe grammaticale, étant donné que la langue parlée est bien plus épicène que l’écrit…
L’orthographe normative actuelle est parfois considérée, au-delà de ses problèmes de cohérence interne, de par sa déconnexion de la langue « réelle », comme élitiste, voire classiste. N’y a-t-il pas là assez de raisons d’y réfléchir de manière critique?
Ce serait une sorte de « convergence des luttes orthographiques »…