Vers une situation linguistique à la catalane?

Place d’Espagne à Barcelone – la Catalogne vit une situation de bilinguisme généralisé, où la quasi totalité des catalanophones parlent aussi espagnol
(Photo: Nicolas Viau)

Le dévoilement des résultats du recensement canadien de 2021 en matière linguistique, qui révèle la progression continue de la connaissance (et jusqu’à un certain point, de l’usage) de l’anglais au Québec, et d’autres travaux, comme la récente étude de l’OQLF sur la langue de travail, nous interrogent (encore une fois) sur l’équilibre entre les deux langues. Si tous les francophones (ou presque) parlent anglais, notre langue est-elle condamnée à devenir optionnelle au Québec même?

Je ne suis pas le seul à me poser ce genre de question. Le professeur émérite à l’INRS Mario Polèse, dont j’apprécie les réflexions, a récemment publié un article de la même teneur dans La Presse, intitulé « Le dilemme linguistique montréalais » et que résume par son sous-titre: « Comment faire du français la langue commune si tout le monde comprend l’anglais, la langue aussi de presque un million de nos concitoyens? ». Il y remarque que « 52 % des Québécois comprennent l’anglais (73 % pour l’île de Montréal), chiffres à la hausse depuis 2001 […]. »

On est donc en droit de se demander si le Québec ne se dirige pas vers une situation linguistique « à la catalane ». En Catalogne (je parle ici de la communauté autonome de Catalogne, au sein de l’Espagne), bien qu’une grande majorité de la population comprenne le catalan et sache le parler (selon des données de 2018 de l’Institut statistique de la Catalogne), presque personne n’ignore le castillan. Bien que la connaissance du catalan y soit élevée, il n’existe pas de catalanophones unilingues ou presque. Le catalan vit donc une situation de très forte concurrence avec l’espagnol: la « langue habituelle » en Catalogne était d’ailleurs estimée en 2018 à 36 % pour le catalan contre 49 % pour l’espagnol (et environ 7 % pour les deux, concurremment). Le bilinguisme catalan-espagnol est aussi facilité par la grande proximité linguistique entre les deux langues.

Un sort semblable nous attend-il aussi au Québec?

Et chez nous? N’existera-t-il plus de francophones unilingues au Québec d’ici peu? Bien que le français bénéficie d’un statut international enviable et d’une diffusion supérieure à celle du catalan (de nature à ralentir le phénomène), comme le note M. Polèse dans son article, à Montréal, nous y sommes en fait presque déjà. Dans bien des milieux, notamment parmi les plus jeunes, on vit un contact quasi permanent, notamment par l’intermédiaire des diverses plateformes numériques, qui rendent accessible et diffusent une masse considérable de contenus anglophones (je n’y suis moi-même pas imperméable). Ajoutons à cela aussi les contacts sociaux directs en anglais par les relations sociales, puisque l’anglais est lui aussi largement présent à Montréal, ville qui demeure une terre de contacts entre français et anglais, où cette dernière est aussi la langue d’une minorité historique avec certains droits garantis.

La situation d’asymétrie entre français et anglais sur ce continent n’est bien sûr pas nouvelle, et est le lot des francophones au Canada depuis deux siècles et demi. La loi 101, depuis son adoption, a fait grandement progresser la situation, mais force est d’admettre que les tendances sont là. Que faire lorsque les deux langues seront perçues comme étant maitrisées à un niveau élevé? Le français deviendra-t-il superflu ou optionnel? Une langue « de trop »?

De nouveaux arguments

À mon avis, ces évolutions signifient entre autres que la promotion du français pourra de moins en moins se fonder sur des arguments liés à la justice individuelle, c’est-à-dire la protection des francophones unilingues (cela n’a jamais été le seul argument, bien sûr). Le fait que la maitrise de l’anglais augmente et s’approche de celle du français chez une partie importante de la population est de nature à éroder ce type d’arguments puisque « tout le monde parle anglais » (je simplifie).

Les arguments pour le français vont de plus en plus devoir se fonder sur les avantages collectifs de le parler. Ce n’est pas pour rien que la loi 101 approche la question du point de vue « collectif » (c’est-à-dire, en pratique, territorial).

Fonctionner dans sa langue, outre le fait de favoriser les institutions, produits culturels, médias et plus liés à cette langue, est une chance supplémentaire d’indépendance intellectuelle de la communauté linguistique. Elle est aussi un réseau renforcé par rétroaction par la connaissance de la langue, et favorise la circulation à grande échelle des idées et l’influence des institution de cet espace linguistique. Elle nous relie à la francophonie internationale, nous ouvrant sur un autre monde.

Il demeurera toujours des asymétries. Nous consommons des produits culturels, allons dans des universités anglophones, enseignons et publions dans leur langue bien plus que l’inverse. Il peut y avoir des raisons de le faire à l’occasion, mais attention à pas nous automarginaliser!

Il faut pour cela une bonne conscience des enjeux linguistiques.

La leçon du Québec (et d’autres)

Cette prise de conscience peut être difficile pour certains francophones, notamment en Europe. Dans la lignée de ce que j’expliquais ici et ici, les « petites nations » (dotées ou non d’États indépendants) comme le Québec, habituées à vivre à l’ombre des grandes, et à se constituer dans certains cas des lignes de défenses politiques, culturelles ou linguistiques, ont peut-être une longueur d’avance sur les grandes, qui n’ont pas fait cette expérience.

Ces dernières sont habituées à dominer pleinement leur société et il leur parait normal que leur langue soit celle « par défaut ». Le jour où elles se rendent compte que ce n’est plus le cas, elles se retrouvent sans défenses. Certains milieux en France sont particulièrement concernés, une attitude renforcée par une certaine tradition centraliste et universaliste. Dans une chronique au Devoir sur ce sujet il y a quelques années, Jean-Benoît Nadeau écrivait des Français: « Ayant imaginé pendant quelques générations que le français était universel (ce qu’il n’a jamais été), ils attachent désormais cette propriété à l’anglais (qui ne l’est pas plus). »

Le Québec, la Catalogne et d’autres encore, de par leur expérience historique, ont donc peut-être un message important à transmettre.

Il sera aussi intéressant d’observer l’évolution des pays d’Europe du Nord (pays nordiques et Pays-Bas notamment), qui se donnent très largement à l’anglais, notamment dans l’enseignement supérieur. À quel point leurs langues, pourtant officielles dans leurs États respectifs, sont-elles sécurisées chez elles? Ces questions font d’ailleurs débat dans ces pays.

Le passé, l’avenir et le rôle de l’éducation

Que nous réserve l’avenir? Dans le passé, des populations sont entièrement passées d’une langue à l’autre en quelques générations, en passant par une phase de bilinguisme généralisé plus ou moins longue. Toutefois je crois qu’il faut distinguer deux cas: celui où la transition précède (ou concorde avec) celle de l’alphabétisation et de l’éducation généralisées, et celle où cette phase a déjà eu lieu.

Pour rester en francophonie, pensons au cas des diverses langues régionales de France, dont le recul final a eu lieu en parallèle avec le développement de l’instruction obligatoire en français pendant la Troisième République. La langue d’enseignement devient donc celle du savoir, du progrès, de l’ascension sociale.

Dans la situation actuelle toutefois, si les autres langues ne sont pas absolument insensibles à la diffusion de l’anglais, elles semblent toutefois bien plus difficiles à déloger. Cela devrait nous rassurer, car le Québec a eu la chance de développer une éducation principalement en français, par l’Église d’abord puis en s’appuyant sur l’État québécois à partir de la Révolution tranquille. Les francophones hors Québec, qui n’ont pas tous eu cette chance – et plus encore ceux de Nouvelle-Angleterre et de Louisiane – ont connu une trajectoire fort différente.

Pour ces raisons, le cas québécois est probablement plus proche de la situation des pays d’Europe du Nord qu’à celui des francophones hors Québec ou des langues dites régionales de France.

Le Québec ne s’y est pas trompé en plaçant l’obligation de scolarisation en français au cœur de la loi 101. La Catalogne a aussi institué le catalan comme langue principale et générale de son système d’éducation.

Il y a de l’espoir!

L’histoire n’est donc pas encore écrite. La diffusion d’une langue comme l’anglais après la massification de l’éducation, dans des territoires dont les langues sont officielles et protégées, est en un sens une situation nouvelle, à mon sens pas tout à fait comparable aux transitions linguistiques qui ont accompagné la consolidation des États européens ou encore à certaines situations postcoloniales plus récentes, dans lesquelles la langue officielle et d’enseignement diffère de celles de la majorité de la population.

Il faudra toutefois faire preuve d’une vigilance particulière en ce qui concerne l’enseignement supérieur (où plusieurs langues nationales sont à risque) et notre environnement culturel, intermédié par des plateformes qui diffusent largement des contenus anglophones – mais qui, bien utilisés, peuvent tout aussi bien servir d’autres langues (dont la nôtre).

L’originalité du Québec ne se résume d’ailleurs pas qu’à la langue. Il faut miser sur l’attractivité de l’identité québécoise comme quelque chose qui apporte un plus. Maxime Pedneaud-Jobin le rappelait d’ailleurs il y a quelques jours dans une chronique parue dans La Presse, qui rappelait à juste titre que l’originalité québécoise avait plusieurs facettes: rapport à l’État, à la collectivité, à l’individu (et plus bien sûr)… « Notre capacité de résister et de construire une société originale […] dure depuis plus de quatre siècles », conclut-il.

N’est-il pas en quelque sorte exaltant – au prix de quelques sueurs froides existentielles collectives périodiques – de prendre part à une aventure historique comme celle du Québec, qui exige constamment de créer quelque chose d’original? N’a-t-on pas d’ailleurs déjà dit que le Québec était condamné à l’excellence?

Si le français a pu survivre jusqu’à nos jours au cœur de l’Amérique du Nord, malgré toutes sortes d’obstacles, il devrait avoir de beaux jours devant lui!

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