Orthographe: la réforme silencieuse

On dit souvent que les francophones sont conservateurs en matière de langue et d’orthographe. La langue parlée évolue bien sûr à son rythme comme toutes les autres. Mais l’orthographe est-elle vraiment immobile?

Oui, pourrait-on affirmer, d’après ce qu’on pourrait voir comme l’échec de la réforme de 1990, assez largement ignorée, alors même que les points réformés demeurent assez mineurs.

Mais qu’en est-il de l’usage «réel», du moins celui des médias, des éditeurs, les dictionnaires et finalement des francophones, tout simplement?

Un article de la linguiste Chantal Contant datant de 2009 déjà faisait état de l’adoption partielle des nouvelles graphies dans les ouvrages de référence, notamment les dictionnaires. On y mentionnait des taux d’acceptation nouvelles graphies de 60 % pour le Multidictionnaire de la langue française, de 61 % pour Le Petit Robert et de 39 % Le Petit Larousse (pour les éditions de cette époque). À ma connaissance, la situation actuelle n’est pas qualitativement différente, à savoir que l’adoption des rectifications reste partielle. Les correcteurs des principaux logiciels de traitement de texte permettent, eux, la prise en compte des rectifications.

Si on prend les principaux points de la réforme de 1990, de manière «anecdotique» (c’est-à-diremes observations de lecteur attentif de ce qu’on peut trouver dans les dictionnaires et dans la presse en ligne), les rectifications suivantes semblent avoir cours jusqu’à un certain point actuellement:

  • La soudure et trait d’union: il semble y avoir un peu de flottement, mais des formes comme plateforme semblent de plus en plus courantes.
  • L’alternance é/è: formes comme évènement et allègement (au lieu d’événement, allégement), règlementaire, etc.
  • Mots d’origine étrangère à l’orthographe et au pluriel francisés: média(s), match(s), minimums et maximums (et non minima et maxima),  imprésario, etc.

Certaines innovations ne semblent trouver par contre que peu d’écho dans l’usage:

  • La suppression des accents circonflexes sur i et u (hors verbes conjugués): ce changement, somme toute mineur (qui ne posait d’ailleurs pas énormément de difficultés à mon sens) semble avoir cristallisé beaucoup de résistance et n’est en général pas suivie (voir les «Je suis circonflexe» sur les réseaux sociaux en 2016).
  • Certaines soudures (peut-être parce que qu’on pourrait percevoir certaines d’entre elles comme interférant avec la prononciation (en effet, ce ne sont peut-être  pas les rectifications les plus intuitives): mieuxêtre, bienêtre, etc.
  • Le pluriel des noms composés ne semble pas avoir bougé (les rectifications proposent la régularisation des marques du pluriel des noms composés considérés comme un seul mot, faisant porter la marque sur le deuxième élément systématiquement): un sèche-cheveu, des après-midis.
  • Les «anomalies» rectifiées: nénufar (nénuphar), ognon (oignon), relai (relais).
  • Les simplifications des consonnes doubles: on détèle, renouvèlement (quoique lunetier semble assez courant d’après une rapide recherche).
  • Les traits d’union généralisés dans l’écriture des nombres: mille-neuf-cent-quatre-vingt-seize.

À noter qu’une certaine proportion des changements introduits (je ne sais pas précisément laquelle) sont discutés depuis quelque temps déjà, donc dans une certaine mesure certains d’eux ne dépendent pas directement de changements de 1990, par exemple l’omission de l’accent aigu sur le deuxième e de asséner.

Mais on pourrait estimer que le gros changement de ces dernières années n’est pas venu de la réforme de 1990. Il me semble que ce qui marque l’évolution de l’écrit en ce moment, c’est surtout le débat sur ce qu’il est maintenant convenu d’appeler l’écriture inclusive, non sexiste ou épicène, avec une diffusion (très variable) de divers procédés:

  • La préférence de termes épicènes (ce n’est toutefois pas un changement).
  • Bien implantés dans l’usage au Québec, et de plus en plus en France, des titres féminisés du type ingénieure, auteure, professeure, etc.
  • La dénotation de formes fléchies aux deux genres à l’aide de points médians: les étudiant·e·s. Ce procéder, qui font suite à l’usage de parenthèses, p. ex. les étudiant(e)s, semblent se diffuser actuellement.
  • Les accords dits de proximité (où le dernier mot avant l’accord imprime le genre, et non plus la règle du masculin qui l’emporte): les étudiants et étudiantes présentes.
  • Les accords majoritaires (relativement peu diffusé semble-t-il): les cinq étudiantes et l’étudiant présentes.
  • L’introduction de nouveaux pronoms et formes (diffusion assez faible): iel, illes, etc.

Ces changements constituent à mon sens des modifications plus importantes à l’orthographe grammaticale que quelques accents graves ou circonflexes.

On voit donc plusieurs fronts de changement, correspondant en partie aux rectifications de 1990 et en partie à une certaine demande sociale liée à l’écriture inclusive, de manière assez spontanée puisque certaines instances, comme l’Académie, y montrent une certaine résistance.

L’orthographe, même hors réforme de 1990, reste donc en partie flottante, avec des formes «modernisées» faisant concurrence à des formes «anciennes» (quelques exemples comme clef et clé, etc.)

Pour finir, on aime souvent parler du français comme une langue «prescriptiviste» régulée d’en haut, par l’Académie ou par d’autres instances plus ou moins normatives, comme l’Office québécois de la langue française (OQLF), pour en faire uns spécificité du français (bien des langues ont des instances normatives officielles, par ailleurs). Les références des francophones semblent donc en pratique, comme je l’ai déjà lu quelque part, les dictionnaires et les lexicographes (même si, par exemple, l’OQLF produit lui aussi de nombreuses ressources utilisables «sur le terrain»). Les francophones sont donc peut-être plus descriptivistes qu’ils ne le croient! Et «l’attitude» descriptive n’est peut-être pas incompatible avec le conservatisme orthographique, bien au contraire: difficile de bouger seul, sans approbation «d’en haut». Situation qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler celle de l’anglais, dont l’orthographe est conservatrice.

Et l’orthographe revient périodiquement sur la place publique, comme on l’a vu en 2016 avec les rectifications de 1990 et en 2018 avec l’écho médiatique de la proposition de tolérer l’invariabilité du participe passé avec avoir précédé d’un complément direct. Sans oublier la parution au Québec de L’orthographe, un carcan?, de Mario Périard, ouvrage qui a lui aussi fait parler de lui.

Continuons donc à ouvrir l’œil attentivement!

2 commentaires :

  1. Selon les rectifications de 1990, on doit les accepter ou les refuser d’un bloc. Si on écrit plateforme (ou Québécois), il faut écrire ognon et nénufar… Ça, c’est un échec…

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