Ces derniers temps, j’ai eu l’occasion de réfléchir aux liens qui existent entre oral et écrit et notamment au rôle joué par les consonnes finales dans notre orthographe, ainsi qu’au phénomène des liaisons. En effet quelques lectures, discussions et réflexions récentes, au sujet de systèmes phonémiques d’orthographe du français tels qu’Ortograf, mais aussi les travaux de Nina Catach (L’orthographe française), m’ont donné l’occasion de réfléchir un peu à ce sujet.
Il est question ici de se demander quels avantages une orthographe phonémique (ou du moins cessant de noter les consonnes muettes finales) apporterait par rapport au système actuel du point de vue notamment de la notation des liaisons et de, entre autres en raison des phénomènes complexes qui affectent les consonnes finales.
Orthographe grammaticale et graphie phonémique
Allons droit au but (« droi(t) au bu(t) », d’ailleurs). Les liaisons sont des épenthèses (c’est-à-dire des sons insérés à des frontières morphologiques – des mots en l’occurrence) contextuelles et souvent optionnelles, maitrisées inconsciemment par les locuteurs du français, et dont la possibilité est notée par l’écrit.
Le sujet qui nous occupe est donc essentiellement celui de l’orthographe grammaticale, dont sont issues nombre de liaisons, celle-ci étant notée à l’écrit par de nombreuses consonnes muettes (ou contextuellement prononcées), qui ne correspondent malheureusement pas entièrement à la manière dont notre cerveau envisage la grammaire de notre langue (orale). Les noms et adjectifs ne portent pas la marque du pluriel en français oral: grande maison, grandes maisons (/ɡʁɑ̃d mɛzɔ̃/ dans les deux cas). Les participes passés des verbes du premier groupe on la même forme que leurs infinitifs (chanter/chanté). De nombreux adjectifs sont invariables en genre (joli/jolie). Il existe bien sûr plusieurs autres cas où la différence orale concorde avec l’écrit, mais globalement, on a fréquemment plus de formes écrites que de formes orales, obligeant à un choix (« avec ou sans –s; –é ou –er? ex. manger/mangé/mangée »).
L’orthographe d’usage contient un nombre assez important d’irrégularités, mais celles-ci ne semblent pas être la source de la majorité des fautes commises par les usagers de la langue. En effet, l’orthographe grammaticale, et notamment les graphèmes finaux, semble être une source beaucoup plus courante d’erreurs: s oubliés, confusion –er/é, finales en /i/ (finis/finit/fini(e)(s))… le problème semble bien être situé dans les finales « muettes », « latentes » ou « flottantes » selon la terminologie. D’où l’idée d’une orthographe purement phonémique, qui ne noterait que les sons (phonèmes) prononcés (je ne dis pas phonétique – il y a une nuance). Après tout, plusieurs langues ont des systèmes d’écriture phonémiques ou presque. La différence majeure d’un tel système par rapport à l’actuelle serait sans aucun doute l’alignement de la grammaire écrite sur l’oral.
Avantages et inconvénients
Mais n’y aurait-il que des avantages? La morphologie en partie « clignotante » du français, pour reprendre l’expression de Catach, donne une certaine complexité au problème. En effet, les finales consonantiques sont toujours là, cachées, prêtes à surgir devant la moindre voyelle.
En effet, certaines liaisons sont obligatoires, et d’autres facultatives, mais elles sont toujours bien présentes, surtout dans la langue soutenue. Leur rôle grammatical dans la langue « réelle » est peut-être réduit, mais le phénomène fait bel et bien partie de la langue, et en constitue même l’une des subtilités. Bien des liaisons sont des résidus d’un système morphologique plus ancien (les_amis, nous_avons) conservé dans la graphie, mais d’autres n’ont aucune fonction autre qu’épenthétique et d’ailleurs notées à part (a-t-on). L’inversion sujet-verbe provoque aussi une liaison (dit-il, fait-on). Plusieurs sont dites obligatoires, toujours présentes, après les déterminants (les_autres), les adjectifs courts (petit_oiseau), les pronoms (nous_avons), les adverbes courts (très_heureuse), etc.
D’autres sont optionnelles, certaines fréquentes, comme après les verbes à valeur « auxiliaire » (ils sont_assis), d’autres plus recherchées (les liaisons_optionnelles).
La logique de la graphie actuelle
L’orthographe actuelle applique (plus ou moins) uniformément les mêmes paradigmes (-s du pluriel, –e du féminin et voyelles des autres dérivés, etc.) dans tous les contextes, indiquant la prononciation obligatoire ou possible (selon le contexte). Dans le cas d’une liaison non obligatoire, c’est au locuteur de juger s’il convient de la produire ou non à l’oral. Les règles qui gouvernent le déclenchement ou non d’une liaison optionnelle, bien qu’assez bien internalisées par les francophones de naissance ou du moins expérimentés, sont d’ailleurs quelquefois plutôt mal définies.
On peut aussi dire que la mécanique de l’écrit permet de rendre compte, au prix d’une certaine complexité il est vrai, de la forme orale dans sa totalité, liaisons comprises. Pour le lexique par exemple, haut, eau et au se prononcent tous /o/ (hors contexte) et ce, de selon des règles assez stables. Dans plusieurs cas, une règle écrite unique mène à des réalisations orales distinctes en fin de mot.
Dans le cas qui nous occupe, la graphie repose sur les quelques principes simples qui suivent:
- Il existe un ensemble de consonnes qui ne se prononcent pas en fin de mot (-t, –d, –s et son allographe –x, quelquefois –r après –e et quelques cas moins fréquents), sauf lorsqu’une voyelle suit immédiatement.
- Une consonne finale suivie, dans un même syntagme, d’une voyelle indique que – au moins dans certains contextes, une liaison est possible.
- Le e n’est pas qu’une voyelle, mais aussi un signe diacritique qui indique la prononciation de la consonne précédente dans tous les contextes. Faisons donc un rapide commentaire sur la règle du « –e au féminin », à l’application assez large. Lorsque qu’il vient après une voyelle, la prononciation reste inchangée. Lorsqu’il suit une consonne, il indique sa prononciation dans tous les contextes. Ici, une régularité écrite rend compte d’une irrégularité orale.
- De même, la consonne finale ou « latente » se fait entendre avec d’autres suffixes (par exemple, le –er verbal: teinter, grandir).
- C’est toujours la dernière consonne qui compte (les_petits_arbres).
- Une voyelle suivie d’une consonne nasale indique une voyelle nasale. Lorsque cette consonne est suivie d’une voyelle ou d’un e diacritique, la consonne se prononce. L’avantage avec cette notation, c’est que les liaisons possibles en n sont automatiquement prises en compte.
- Et pour finir, ce que Nina Catach appelle le principe de permanence. On note la forme longue des mots et de leurs morphèmes, avec tous les phonogrammes pouvant potentiellement se prononcer. On laisse le contexte faire le reste.
Ces principes ont bien sur leur lot d’exceptions, mais la langue écrite fonctionne plus ou moins comme cela. L’intérêt principal d’un tel système est la permanence, la régularité: il en définit assez bien la prononciation, et pour les liaisons, on laisse la décision au contexte ou au lecteur. Le scripteur n’a ici pas de choix à faire. C’est vrai dans le cas « instable » des liaisons non obligatoires, mais aussi dans les cas très prévisibles des adverbes courts: très n’a qu’une graphie dans très grand et très_ancien.
De plus, le principe de permanence permet de différencier des homophones, assez nombreux en français en raison de son évolution phonétique, qui a mené à une fréquence assez haute de monosyllabes. Ce point ne me parait par contre pas absolument fondamental étant donné que le contexte permet souvent de lever l’ambigüité.
Reste aussi un dernier avantage du principe de permanence, celui de s’accommoder des variantes avec et sans consonnes finales de certains mots, sans faire de choix (selon les personnes, les variétés de langue) par exemple: but, fait, nombril, soit vingt, moins ou cout.
Analyse des conséquences d’une orthographe phonémique dans le domaine des finales
Une orthographe phonémique (ou du moins qui cesserait de noter les consonnes finales) devrait soit ne plus noter les liaisons du tout, soit ne noter que celles qui sont obligatoires, soit les noter toutes ou presque (ce qui tendrait d’ailleurs à « forcer », plus qu’à l’heure actuelle, le lecteur à les réaliser). Toutefois ne pas les noter du tout éloignerait justement la graphie du principe phonémique, qui fait correspondre un graphème à un phonème. Jusqu’ici, tout semble simple.
Ce qui complique un peu les choses, c’est donc l’instabilité de la réalisation des consonnes finales. Les liaisons ont beau être purement épenthétiques et résiduelles (quoiqu’elles puissent mener à certaines distinctions: petit_arbre et petits_arbres), elles n’en font pas moins partie de notre langue. Dans bien des cas pour en rendre compte à l’écrit, le scripteur ferait régulièrement face à deux choix possibles (il von(-t) alé) là où la norme actuelle offre une forme unique. Ça vaut pour le pluriel comme pour les liaisons verbales. Ajoutons à cela les dérivations, et il faut bien accorder à nos consonnes finales « clignotantes » une certaine réalité dans le système de la langue, alors même qu’elles sont muettes dans toutes sortes de contextes.
Une « phonémisation » complète de la graphie n’effacerait donc pas complètement la complexité du système et la déplacerait en partie à d’autres endroits. On aurait peut-être des guides stylistiques indiquant précisément où il convient d’insérer des consonnes de liaison. D’un autre côté, si les liaisons non obligatoires n’étaient pas notées, leur fréquence à l’oral diminuerait peut-être, dans la mesure où celui-ci est probablement assez influencé par l’écrit, justement. Restent les quelques mots à plusieurs prononciations: un fai(t). On pourrait aussi envisager de tolérer toutes les variantes.
Les règles à appliquer pour les liaisons obligatoires ne sont pas excessivement lourdes dans un système phonémique: t et z doivent couvrir la quasi-totalité des cas. Par exemple, tous les noms et adjectifs pluriels font des liaisons en z. Les verbes du troisième groupe forment régulièrement des liaisons z/z/t aux trois personnes (vois/vois/voit – prends/prends/prend, etc.), singulier et pluriel (prenons-en, prend-il). Les adjectifs se voient attribuer une consonne latente qui se trouve en générale être celle du féminin et des dérivés (formes plus « complètes »).
Conclusion provisoire
Mettons de côté les considérations pratiques, qui rendent des réformes autres que graduelles assez difficiles. En principe, une orthographe phonémique est tout à fait envisageable. Mais les avantages surpassent-ils ceux de la graphie traditionnelle de manière univoque? Refléter l’oralité de la langue (c’est-à-dire en fait la langue elle-même, puisque c’est ainsi qu’elle s’acquiert) est clairement à mettre au crédit de la graphie phonémique. Pour autant, les finales muettes de la graphie traditionnelle, outre le fait de limiter les ambigüités, ont une réalité par les liaisons et par la dérivation. Elle note assez régulièrement les réalisations possibles. Tout le problème est que dans bien des cas la fréquence de réalisation est assez basse, de sorte que la langue orale acquise ne se conforme pas (ou plus) à ces régularités mais a les siennes propres. C’est bien sûr le grand avantage de l’orthographe phonémique: la grammaire écrite suit la grammaire orale, et on admettra que c’est un gros avantage. On peut donc décider soit de s’encombrer de finales pour ces usages plus ou moins résiduels, soit de les enlever tout en devant clarifier les règles de liaison, notamment, l’usage demeurant assez fluctuant.
Je propose ici un texte écrit en orthographe réformée pour illustrer ces propos.
Ce n’est pas toujours la dernière consonne qui compte. Dans fort et puissant, le t de fort disparait…
Tu as raison. Toutefois dans ce cas précis elle sert tout de même à la dérivation. Pas comme dans relai(s), dont le -s est retiré par les rectifications de 1990, étant donné qu’il n’a absolument aucune fonction.
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