Orthographe grammaticale: quelle marge de manœuvre pour une réforme?

Après quelque temps d’interruption, voici un nouvel article de réflexion orthographique!

Qu’est-ce qui cause les difficultés orthographiques du français? Est-ce plutôt l’orthographe d’usage ou l’orthographe grammaticale?

Pour savoir où sont les problèmes, observons d’où viennent les fautes les plus courantes: anecdotiquement, il s’agit plus souvent de fautes de –s du pluriel manquants (voire ajoutés), de participes passés mal accordés, de terminaisons verbales erronées… ou d’erreurs touchant des homophones grammaticaux monosyllabiques (son/sont, est/ait/aient et bien d’autres). On peut bien sûr faire aussi des erreurs d’orthographe d’usage, et certains mots font plus trébucher que d’autres, par exemple le doublement des consonnes nasales dans les mots dérivés (donné mais donation). Mais globalement, il semble qu’une fois que la graphie d’un mot est assez fréquente, elle est assez bien reproduite tant qu’elle est stable. Peu oublieront donc par exemple le –t final des adverbes en –ment. Tout le monde ou presque sait écrire orthographe avec ses deux digrammes th et ph

Note: lorsqu’on parle d’oral ou de «langue parlée», il est ici question du français «formel» ou «normatif», c’est-à-dire essentiellement celui de l’écrit «oralisé» (c’est-à-dire celui un texte qu’on lirait à voix haute). Je ne cherche pas à traiter les interactions avec des variétés informelles de la langue, très complexes.

Un oral moins flexionnel que l’écrit

Il y a une divergence entre grammaire écrite – conservatrice – et grammaire orale, qui ne conserve qu’un nombre assez réduit de flexions (forme du mot différente, terminaison, etc. indiquant un rôle grammatical particulier). Certaines sont audibles (grande/grand – indication de genre grammatical), d’autres non (grandes maisons, indications – muettes – du pluriel), dans la plupart des contextes.

Un grand nombre de flexions ne s’entendent donc pas. Outre les homophones à proprement parler, on peut dire que chaque nom ou presque a par exemple sont propre pluriel pour homophone (un mot, des mots, soit /mo/ dans les deux cas). De nombreuses formes verbales (du même verbe) sont aussi généralement homophones (hors liaison), par exemple: cours/court/courent/coure, diverses formes du verbe courir.

Bref, à chaque fois qu’on écrit, on se retrouve face à des choix, où des mots prononcés de manière identique correspondent fréquemment à deux formes ou plus (c’est le cas dans le cas des verbes ou de certains adjectifs, par exemple, /geri/ peut être guéri, guérie, guéris ou guéries). Cette multiplicité des choix est résolue par l’apprentissage de l’écriture, mais comme l’expliquent Michel Fayol et Jean-Pierre Jaffré dans leur ouvrage L’orthographe (PUF), ces accords ont un «coût de gestion» cognitif (d’où les fautes fréquentes en cas d’inattention, etc.). On se rappellera plus facilement les mots enregistrés comme des touts, d’autant plus qu’ils sont fréquents.

Pour le reste, il faut constamment choisir (partant d’une forme orale unique, devant choisir entre deux formes ou plus). Cela accrédite l’idée qu’une réforme efficace devrait avoir parmi ses but celui de faire diminuer le nombre de variantes possibles pour des homophones grammaticaux (ne différant que par un accord inaudible).

Lorsqu’un mot «dérivé» a une prononciation distincte, pas de problème. Il fait partie de la «grammaire orale» des locuteurs. Mais au cours des siècles de nombreuses marques grammaticales finales en français (et pas seulement elle, puisque le processus a touché de très nombreuses consonnes finales) se sont amuïes, restant toutefois notées, créant au passage de nombreux orthographes grammaticaux.

L’oral, la référence

Certes, certaines régularités orales de l’écriture rendent compte d’irrégularités orales. Mais la langue est d’abord parlée, avant d’être écrite, tant historiquement que du point de vue de l’acquisition du langage par l’individu. Il y a donc un problème à justifier l’éloignement de l’écrit par le fait qu’on puisse assez facilement passer de l’écrit à l’oral en suivant certaines règles, sauf à considérer que la norme écrite est une langue tout à fait indépendante de l’oral, et que l’oral n’est est qu’une représentation imparfaite de l’écrit, qui serait la «vraie» langue. Ce serait d’ailleurs rompre avec la tradition de réformisme (oui, de réformisme, même très timide) de l’orthographe française depuis le 17e siècle, progressivement réformée vers des formes plus simples et plus proches de l’oral.

Même si l’orthographe est selon la linguiste Nina Catach un «plurisystème» structuré par différents principes (voir notamment son ouvrage L’orthographe française, éd. Armand Colin), dont certains n’ont qu’un lien assez distant avec la langue parlée, le cœur du système demeure ce qu’elle nomme les «phonogrammes», c’est-à-dire des graphèmes ayant pour but de représenter des sons.

On fait toutefois face à deux visions concurrentes de la langue: celle de l’écrit qui serait primordial et que la langue parlée a vocation à refléter (au moins en ce qui concerne la langue «normative»), qui en est une forme de reflet «imparfait» et celle, plus descriptive, qui vise à accepter les changements dans l’écrit pour qu’il suive l’oral (on parle ici toujours d’un oral «normatif»).

Il est clair par ailleurs que, dans une civilisation de l’écrit, les formes écrite et orale de la langue sont en interaction permanente (comme en témoignent par exemple les prononciations influencées par l’orthographe, du genre cheptel, ce qu’on appelle l’effet Buben), et que l’écrit, nécessairement un peu plus conservateur que l’oral, possède une certaine autonomie.

Donc dans un cas, on dit parce qu’on écrit, dans l’autre, on écrit parce qu’on dit.

Allons un peu plus loin. Suite à la lecture du livre Réformer l’orthographe? (éd. Lambert-Lucas) du linguiste Michel Arrivé, j’ai été sensibilisé à la nuance entre les points de vue autonomiste et phonocentriste dans le cadre des débats sur l’orthographe.

Pour les autonomistes, la langue écrite est un système autonome qui n’a pas à priori besoin de référence à la langue parlée, dont la coïncidence avec l’oral peut être traitée comme une coïncidence. Ce point de vue aura tendance à mettre l’accent sur la structure interne du système, même lorsqu’elles crée une distance avec l’oral.

D’un point de vue phonocentriste, la parole est première. Ce point de vue a donc plus tendance à pencher vers les solutions rapprochant l’écrit de l’oral lorsqu’on parle de réforme orthographique. La régularité à «évaluer» n’est pas tant celle du système écrit en interne, mais plutôt celle qui lie l’écrit à l’oral. Ce qui ne veut pas dire nécessairement que l’orthographe doive être phonétique ou phonémique par ailleurs (nous verrons pourquoi plus loin), mais implique que la structure de l’oral soit la référence.

Pensons toutefois que même si on peut considérer l’écrit comme un système pourvu de sa propre logique et dont le lien avec l’oral n’est qu’accessoire, force est de constater deux faits: a) le système est historiquement motivé par la langue orale (c’est bien une écriture pour le français!), il ne sort pas de nulle part et b) le système a historiquement beaucoup évolué, y compris sous l’effet de changements de prononciation, même si cela s’est fait à un rythme beaucoup plus lent que l’oral, ce qui est normal.

Pour des raisons pratiques, il faut à mon sens tout de même permettre à la norme graphique d’évoluer. L’écriture et la norme jouent peut-être le rôle de «ralentisseurs» sur l’évolution de l’oral, mais celle-ci ne peut être arrêtée. Si la distance entre l’écrit et l’oral devient trop grande, on risque de voir s’installer une forme de diglossie, c’est-à-dire une séparation entre deux formes linguistiques (l’une écrite et formelle, l’autre non) fort différentes aux fonctions sociales différenciées. Les exemples canoniques en sont la Suisse alémanique et les pays arabophones. Toutefois, dans ces deux cas, on peut y voir un avantage dans la mesure où la langue «formelle» (et écrite) renvoie à un espace culturel et linguistique plus vaste, et ce depuis longtemps, appartenance qui a bien des avantages à offrir. Il ne sert pas à grand-chose d’être «diglossique tout seul». Quitte à l’être, on aurait pu conserver le latin ou constituer une norme panromane, mais l’histoire récente des langues romanes n’est pas cela.

Un argument joue toutefois en faveur de l’orthographe actuelle: elle est – pour l’essentiel – celle par laquelle s’est faite l’alphabétisation de masse des territoires de langue française. Il y a donc une inertie considérable, qui tend à s’opposer aux velléités de réforme.

Plus d’invariabilité

À la suite de ces remarques préliminaires, énonçons donc ici un principe qui peut guider notre réflexion sur la direction envisageable et souhaitable d’une réforme de l’orthographe grammaticale:

Les formes grammaticales d’un même mot invariables à l’oral sont idéalement invariables à l’écrit. À défaut d’invariabilité, chaque changement proposé doit tout du moins réduire le nombre de formes possibles à l’écrit (faire «diminuer la multiplicité des choix»).

On ne pourrait donc pas justifier selon ce principe l’introduction de formes supplémentaires qui risqueraient de compliquer le choix des scripteurs. En somme, le but est de rapprocher la morphologie de la langue orale de la langue écrite.

Passons en revue quelques notions et propositions en lien avec ce principe. Mon propos concerne donc principalement l’orthographe grammaticale et donc ce que Nina Catach appelle les morphogrammes, c’est-à-dire les graphèmes servant à noter les flexions grammaticales du français, lesquelles sont le plus souvent inaudibles.

Une piste est de privilégier ce qu’on pourrait appeler les morphophonogrammes, c’est-à-dire les morphogrammes qui a un effet sur la langue parlée, et de réduire l’usage de ceux qui ont perdu ce lien avec l’oral.

Laisser invariable ce qui l’est

Commençons par ce qui est plus facile: les mots qui d’une forme écrite unique ont plus d’une réalisation à l’oral. Cette classe de mots comprend notamment toutes les formes se terminant invariablement par une finale «muette» (le plus souvent un –s), menant à une liaison obligatoire ou facultative, mais dont le scripteur n’a pas à se préoccuper, car ils s’écrivent toujours de la même manière. Il s,agit de garder ce qui est déjà «simple».

On retrouvera notamment dans cette catégorie:

  • Les mots surtout adverbes invariables: très, moins, sous, pas, plus, qui donnent lieu à des liaisons quasi obligatoires (très_aimable) et d’autres encore, qui sont plus aléatoires comme après (après_avoir écrit, pas_encore).
  • Les déterminants pluriels: les, des, nos, vos, ses, ces… Ils ont une réalisation avec ou sans liaison, selon que le mot suivant commence ou non par une voyelle, p. ex. les maisons, les_immeubles.
  • Les pronoms: nous, vous, p. ex. vous faites, vous_avez.
  • Les finales verbales «uniques»: p.ex. finales de la première personne du pluriel (toujours –ons), p ex. ayons du courage, ayonsen un peu
  • Formes verbales uniques: font, sont, vont, vais… Bien que certains de ces mots aient des homonymes, ils se situent dans des catégories grammaticales tout à fait différentes (p. ex. son et sont).

Donc là où une orthographe pleinement phonémique ou phonétique distinguerait deux formes pour l’article pluriel les (p. ex. et lè-s ou lè-z), l’orthographe actuelle n’en a qu’une: c’est simple.

Les accords en genre et en nombre

Venons-en maintenant aux accord en genre et en nombre. Pour les noms et les adjectifs, nous avons, pour les cas les plus fréquents:

  • Genre: les accords sont le plus souvent marqué à l’écrit par un –e final plutôt régulier à l’écrit, qui rend d’ailleurs assez bien compte de la prononciation de l’oral: après une voyelle, le –e est muet, après une consonne, il a une valeur diacritique et indique seulement la prononciation de la consonne précédente (petit, petite). Dans certains cas, cette consonne peut aussi être prononcée en situation de liaison (petit_arbre).
  • Nombre:s du pluriel et ses divers avatars (-x, –z). Ces terminaisons sont le plus souvent inaudibles (sauf en cas de liaison ou de formes complètement différentes du mot): petits chemins, petits_arbres.

L’accord en genre

Commençons par le cas des accords en genre. Ma réflexion est notamment partie de la lecture d’un article de la linguiste Céline Labrosse dans Le Devoir, dans lequel elle résume sa réflexion en la matière. Elle y explique que de très nombreux adjectifs en français avaient deux formes, féminine ou masculine et qu’on a fini dans bien des cas par en sélectionner une seule (en général apparentée à la forme féminine), qui sont aujourd’hui épicènes (une forme pour les deux genres). Elle fait par exemple référence à des mots comme ceux qui se terminent par –ique, aujourd’hui la fois masculins et féminins (par exemple, à une époque, magnific/magnificque  – aujourd’hui on conserve public/publique, presque seul dans cette catégorie).

Pour Mme Labrosse, dont le propos est principalement de se rapprocher de ce qu’elle appelle une «grammaire non sexiste» (voir son ouvrage Pour une grammaire non sexiste, éd. du Remue-ménage), la voie à suivre est de continuer à augmenter le nombre d’adjectifs qu’elle appelle «bivalents», c’est-à-dire identiques à l’oral mais divergents à l’écrit, pour en faire des adjectifs épicènes, la plupart du temps en maintenant dans la forme épicène le –e du féminin. Dans son optique, civil/civile deviendrait tout simplement civile, à l’image de facile, fertile, etc. Les applications possibles de ce principe abondent: national(e) devenant nationale, pareil(le) devient pareille, brut(e) devient brute, etc.

Cela s’insère donc assez bien dans la réflexion que je développe ici. On pourrait toutefois discuter du choix de la forme «longue» des mots (avec un –e muet). J’aurais tendance à préférer les formes courtes, toutefois l’argument selon lequel les formes avec –e sont les formes bivalentes choisies historiquement est aussi recevable.

Notons aussi la proposition de fusionner adjectifs alternant –el et –elle en une forme unique –èle (actuèle, officièle), suivant fidèle et modèle, forme déjà utilisée par la Fédération des professionnèles du Québec. Solution qui n’est d’ailleurs pas inélégante, ne rappelant pas l’un ou l’autre genre de manière préférentielle. Et pourquoi ne pas réfléchir à l’application de ce principe à des mots tels que tel(le), quel(le), qui deviendraient tèle, quèle, ainsi qu’à nouvel(le), même si nouveau n’est pas, lui, concerné? Où préférerions-nous laisser les choses tèles quèles? Notons qu’avec l’orthographe de 1990 (que vous avez sous les yeux actuellement), cela fait écho à des formes comme renouvèlement.

L’ouvrage de Mme Labrosse contient aussi une section sur les adjectifs en –é, –i et –u (pour beaucoup des participes passés de verbes, mais pas seulement, p. ex. vrai(e)). Elle propose l’utilisation de la finale muette –z pour les ensembles mixtes, graphie qu’elle justifie par le fait qu’à une époque, les finales que nous notons –és se sont écrites –ez (les véritez). La même chose s’appliquerait aux adjectifs en –i(e) et en –u(e) (on a par ailleurs déjà vu tenuz, hardiz) et même des adjectifs comme vraiz. Bien que toute cette réflexion soit intéressante, elle s’écarte en un point important de la solution proposée pour les autres adjectifs, en ce qu’elle ajoute une variante supplémentaire là où les autres adjectifs bivalents réduisent le nombre de formes possibles, par l’ajout de formes en –z exclusivement pour les ensembles mixtes (vrai/vraie/vrais/vraies/vraiz). Il serait peut-être plus judicieux dans ce cas de réfléchir à la possibilité de n’utiliser que les finales en –z ou au moins de les généraliser pour les participes passés (après tout, les formes en –ez rappellent celle des verbes conjugués à la deuxième personne du pluriel, p. ex. vous avez), même au singulier, pour en faire des participes passés invariables (nez s’écrit bien ainsi même au singulier), tout en en conservant une consonne finale qui permet de suggérer une liaison au besoin. Ce qui simplifierait au passage d’un coup les accords de participes passés.

Un retrait simple du –e après voyelle?

Pour reprendre notre propos sur les accords en genre, le -e final noté après une voyelle ne se prononce pas et participe de ces morphogrammes qui font qu’un mot a plus de formes écrites qu’orales. Toutefois, contrairement aux marques du pluriel (ou encore aux marques verbales), il n’y a pas d’effet sur les liaisons. Les mots variables se terminant par un –e après voyelle (au féminin) constituent donc une classe de mot épicènes à l’oral, dont les formes masculine et féminine sont identiques (de très nombreux adjectifs sont dans ce cas: valable, politique, etc.).

Par exemple joli·e·s  a quatre formes (joli/jolie/jolis/jolies) et une prononciation (hors liaison): /ʒɔli/. En retirant le –e muet pour créer une forme épicène joli, le nombre de variantes possibles tombe de quatre à deux (ne restent que les pluriels): joli/jolis.

Même chose pour les participes passés des premier et deuxième groupes: passé/passée/passés/passées ou fini/finie/finis/finies, dont le nombre de variantes est lui aussi réduit de la même manière: passé(s), fini(s).

Les liaisons sont préservées, la prononciation ne change pas.

(J’ai déjà lu qu’à une époque, les formes en –e finales ont provoqué un allongement de la voyelle qui précédait. Il semblerait que certaines régions conservent ces prononciations, mais je ne sais pas dans quelles proportions ni à quel point le phénomène est «récessif», la réduction à des finales identiques, avec et sans –e, semblant être aujourd’hui la norme dans la très grande majorité des régions francophones.)

Ces formes serait-elles «masculines»? Retirer le –e des formes variables fait coïncider les nouvelles formes épicènes avec les formes masculines actuelles. Je crois qu’il s’agirait tout simplement de formes épicènes au même titre que les autres. Les féminins et masculins différents à l’oral seraient préservés et les dérivés, comme les adverbes, continueraient à être formés sur la base du féminin: grandgrandegrandementgrandir | /ɡʁɑ̃/ – /ɡʁɑ̃d/ – /ɡʁɑ̃dmɑ̃/ – /ɡʁɑ̃diʁ/

Conséquences hors finales

Par ailleurs, si on voulait retirer tout simplement tous les –e après voyelle, sans distinction, le système orthographique s’en sortirait sans doute assez bien. Non seulement les accords d’adjectifs «bivalents» seraient simplifiés, mais toutes sortes de mots s’en trouveraient raccourcis et feraient un pas de plus vers une correspondance phonème-graphème. De plus, le nombre d’homophones supplémentaires ainsi créés serait somme toute assez faible. Pensons par exemple à des mots comme voie, qui deviendraient ainsi voi (pas plus étrange que foi), musée qui devient musée, mais aussi plusieurs noms comme déploiement (déploiment), remerciement (remerciment), aboiement (aboiment), ou encore l’adverbe gaiement qui (re)deviendrait gaiment (gaîment a déjà été l’orthographe normative).

Pensons aussi à toute la séquence de mots se terminant par –re (sauf peut-être après –è): les mots en –oire (obligatoire), –aire (imaginaire) et –ire sans être précédé par une voyelle (beaucoup de verbes: dir, ce qui réunirait ces verbes avec d’autres verbes du troisième groupe comme partir). La prononciation s’en trouverait inchangée.

Si on applique ce principe jusqu’au bout, on devrait aussi se retrouver avec des noms de pays comme Itali, Arméni ou Slovaqui. Sans compter que si on régularise l’alternance c/qu devant –e et –i, le –qu restant devrait se transformer en c. On ferait donc de la politic en Améric.

Les conséquences sur l’orthographe d’usage seraient donc non négligeables.

Effets sur les formes verbales: problèmes et solutions

On notera aussi le cas intéressant des formes verbales du premier groupe: je balaie devient je balai, ce qui correspondrait au nom balai (et aussi j’essai, et autrement je nettoi ou encore je me dédi – qui ne se confond pas avec je me dédis). Avec les modifications nécessaires on aurait je travail (avec perte du l doublé), aligné lui aussi avec le nom (travail). Plusieurs formes verbales s’en trouveraient affectées: Il faut que je voi.

Remarquons aussi un autre effet, sur lequel on reviendra, sur les terminaisons en –ent après voyelle: p. ex. jouent ne peut devenir jount et décidaient ne peut devenir décidaint. Pour cette raison, le simple retrait du –e n’est pas opportun, mais d’autres modifications pourraient être envisagées.

Pour conclure sur le cas des formes verbales, on pourrait objecter là encore que cela s’opposerait à le régularité graphique que constitue la conservation du –e dans tous les cas, mais là encore, il semble qu’on aboutirait tout de même une réduction du nombre d’homophones grammaticaux, ce qui est le but de l’exercice.

L’accord du pluriel

Finissons par le gros du sujet, l’une des marques les plus fréquentes et l’une de celles menant le plus fréquemment à des liaisons, c’est-à-dire le pluriel. Non ces liaisons sont le plus souvent obligatoires (notamment avec les déterminants) mais les liaisons facultatives sont assez fréquentes dans le discours soigné.

Les marques du pluriel sont le plus souvent inaudibles. Conviendrait-il alors de les abandonner? Mais voilà, les problèmes suivants apparaitraient si on décidait de franchir le «Rubicon orthographique» et de ne pas marquer le pluriel des noms et adjectifs (voir aussi mon article), dans les cas où une liaison serait possible:

  • Dans les cas de liaisons facultatives, on se poserait systématiquement la question de savoir si la liaison doit être marquée ou pas. À mon avis, cela demande un plus gros effort que d’appliquer la règle graphique du –s du pluriel uniformément. Le problème se pose d’ailleurs aussi pour d’autres types de liaisons, notamment verbales. On pourrait bien édicter plusieurs règles d’usage assez strictes pour régler ces problèmes, mais serait-ce vraiment plus simple?
  • Bien des gens pourraient trouver qu’un besoin de marquage du pluriel des mots demeure, notamment pour l’affichage de mots hors du contexte d’une phrase.

Pour se donner une idée de la fréquence de ces liaisons, j’ai effectué une petite analyse sur ce texte, lequel marquait justement les liaisons tant obligatoires que facultatives:

NombrePourcentage
Marques écrites du pluriel (norme orthographique)283100
Marques orales obligatoires3713
Marques orales facultatives228
Somme des marques orales5921

On observe que les marques du pluriel (283) donnant lieu à des liaisons possibles représentent une minorité de cas (21 %) sans être à proprement parler rares. Les marques obligatoires dominent (37 contre 22 pour un total de 59), mais pas de manière écrasante. Dans le texte, moins d’une marque du pluriel sur 12 a donc une réalisation orale facultative. Il me semble que cela serait suffisant pour que l’abolition simple des marques du pluriel continue de causer des difficultés assez importantes lors de l’écriture.

Si on voulait vraiment appliquer un changement ici, je crois que ce serait de rendre le –s du pluriel facultatif dans des positions où il est sans équivoque muet. Par exemple ([x] représentant ici les positions où une marque du pluriel ne donnerait en aucun cas lieu à une liaison):

  1. Je vois les_grands_immeuble[x]. [liaisons obligatoires]
  2. Je vois des constructions_improbable[x]. [liaison facultative]
  3. Je vois les belle[x] maison[x]. [pas de liaison]

Ces ajustements nécessiteraient tout de même à chaque fois une réflexion sur la réalisation ou non à l’oral des maques du pluriel. On se heurte là à l’une des complexités inhérentes de la phonologie du français.

Les verbes

Les consonnes finales verbales ont divers usages, mais de manière générale marquent des liaisons tant obligatoires (inversions verbe-sujet) que facultatives (particulièrement après les verbes ayant valeur «d’auxiliaire» comme pouvoir, devoir (doit_être). Étant donné l’existence de ces liaisons, si la notation de la finale disparaissait, on se retrouverait là encore face à une sorte d’arbitraire de choix des scripteurs, faisant face à l’une des instabilités du système phonologique du français. Pour cette raison il est peut-être plus simple de s’en tenir pour l’essentiel aux régularités actuelles, en particulier pour le singulier du troisième groupe, avec des formes pour l’essentiel identiques à l’oral hors liaison (ris, ris, rit ou veux, veux, veut).

Le cas du –s de la deuxième personne

Un ajustement pourrait toutefois être envisagé pour le –s de la deuxième personne du singulier des verbes du premier groupe. Même l’Académie indique sur son site que cette marque ne donne pas lieu à une liaison. Autrement dit, ce morphogramme n’existe en pratique pas. Cela permettrait l’alignement des conjugaisons au singulier sur une forme unique: je/tu/il/elle/on chante.

Le cas des –ent

Reste le cas de la finale –ent de la troisième personne du pluriel des verbes des premier et deuxième groupes: ils chantent, elles finissent. Celles-ci constituent une exception  aux règles orthographiques générales du français étant donné qu’elles se comportent comme un –e muet suivi d’une «consonne latente» (pouvant donc servir de liaison –t). À noter qu’on ne parle pas ici des finales prononcées, notamment dans les conjugaisons au présent des verbes du troisième groupe, comme font, sont, devront, etc. Cela tombe d’ailleurs «bien» puisque ce sont justement ces verbes qui entrainent les liaisons les plus fréquentes.

Deux pistes de réflexion s’offrent à nous:

  • L’alignement de la forme du troisième groupe sur celles du singulier: ils chantent devient ils chante, elles devaient devient elles devait. Le pluriel est aligné sur le singulier. Reste le cas des liaisons:
    1. Pour les cas où un -t final est maintenu, pas de problème, la liaison se fait toujours au besoin.
    2. Pour les cas où un le -t est perdu, si on veut continuer à noter ces liaisons, il faudra intercaler des consonnes dites «épenthétiques» (comme le t dans a-t-on), créant ici encore une forme supplémentaire, p. ex. ils vienne-t-ensemble (mais aussi ils vienne ensemble).
  • L’autre voie est celle de s’occuper uniquement du –n-ou –en– muet, pour faire en sorte que la forme reflète les règles générales du français. Dans le cas de devaient, retirer le –en– ensemble n’affecte pas la prononciation. Dans le cas de ils chantent, une forme nouvelle ils chantet représenterait une prononciation fautive /ʃɑ̃tɛ/. On pourrait donc faire ici un usage novateur du tréma noter correctement la prononciation: ils chantët.

Le problème se pose donc en des termes somme toute assez semblables à celui des accords déterminants-noms-adjectifs.

En guise de conclusion provisoire

Que conclure de tout cela? D’après cette réflexion, il est possible de conclure qu’il y a une certaine marge de manœuvre dans le système et que certaines choses peuvent être réformées sans pour autant «tout casser». De mon point de vue, une «simplification» devrait tendre, de manière générale, vers plus de ce qu’on pourrait nommer «l’isomorphologie» (c’est-à-dire une correspondance entre marques morphologiques écrites et orales).

Pourquoi ne pas simplement aller vers une orthographe phonémique? Entre autres parce qu’il ne suffit pas de constater que l’orthographe lexicale et grammaticale a ses complexités, mais aussi que le système phonologique du français (parlé) lui-même en a aussi, notamment pour tout ce qui concerne les consonnes aux frontières entre les mots (les liaisons mais aussi les familles de mots dérivés). On pourrait peut-être même dire qu’à mesure qu’on «phonétise» ou «phonémise» l’orthographe, le niveau de difficulté prend en quelque sorte la forme d’un U. On commence à un niveau de complexité élevé et à mesure qu’on refait le lien entre écrit et oral la difficulté d’usage baisse… jusqu’à ce qu’on se mette à rencontrer quelques problèmes de liaisons et d’homophones monosyllabiques. Est-ce à dire qu’une orthographe phonémique serait forcément illégitime? Peut-être pas, mais soyons conscient que l’optimum pratique se trouve peut-être au milieu plutôt qu’à l’un des extrêmes.

Car on ne peut toutefois nier que malgré la surcomplexité morphologique de l’écrit par rapport à l’oral, le lien entre les deux demeure réel, par l’intermédiaire de quelques règles de base qu’on pourrait résumer comme suit:

  • Les consonnes finales –d, –s (y compris les variantes –x et –z) et –t (et plus rarement quelques autres) sont muettes.
  • e est muet après voyelle et entraine la prononciation de la consonne qu’elle suit, ce qui permet des accords écrits identiques (partie, dite) mais différenciés à l’oral (/paʁti/, /dit/).
  • Les règles de liaison indiquent dans quels contextes les suites consonne (morphogrammes)-voyelle se prononcent entre deux mots liés.
  • Les consonnes muettes sont aussi réalisées dans les mots dérivés.

En ce sens, le lien n’est pas vraiment rompu. Il est juste assez fortement unidirectionnel. Toutefois, comme on l’a vu, a l’intérieur de ce système, une certaine marge de manœuvre demeure. En fera-t-on quelque chose?

7 commentaires :

  1. Très intéressant, comme toujours.
    Néanmoins… les S finaux ne sont pas toujours muets…

    Pour ma part, je continuerais à garder les -ent finaux des verbes, quitte à changer les -ent sonnant /ɑ̃/ en -ant…
    Et j’aime bien les E finaux des subjonctifs, si souvent audibles en ce pays.

  2. Merci!
    Pour les -s, je me borne à ceux qui marquent le pluriel. Effectivement de nombreux -s se font entendre.
    Peux-tu me donner un exemple de -e du subjonctif audible?

    • Plein de gens disent aïe pour aie ou vwaïe pour voie (et alle pour aille). Ce n’est peut-être pas correct, mais ça dénote le sens du subjonctif..

      • Ah oui, c’est ce que j’ai pensé après avoir écrit le message. Comme ça reste en-dehors de la norme, je n’ai pas pris en compte ce genre de variations, mais effectivement le lien avec la graphie actuelle est intéressant!

  3. J’oubliais! Pour la non-liaison de la deuxième personne du singulier: parles-en davantage. Vas-y!

    • Vrai, mais à l’impératif, le cas-type pour le premier groupe s’écrit sans -s (et comme le présent de l’indicatif des 1re et 3e personnes). L’insertion du -s épenthétique est une dérogation à cette règle générale.

      • Mais ça prouve qu’on peut avoir plusieurs orthographes pour un même mot, mais que ça engendre beaucoup de confusion.

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