Quelque chose me surprend: les langues jouent le rôle de langue générale de communication ou lingua franca, localement ou internationalement, c’est-à-dire une langue qui unit des groupes linguistiques divers, se retrouvent dans deux catégories: celles à statut «élevé» et celles à statut «bas» (beaucoup de guillemets, faute de mieux). Ou peut-être devrait-on dire celles plutôt confinées à la sphère privée (ou «informelle», famille, etc.), et celles plutôt confinées à la sphère publique (ou «formelle», État, éducation, etc.). Au Québec, on assimile fortement la capacité d’une langue à lier différents groupes au statut de cette langue (le français, en l’espèce).
Pourtant, certaines langues utilisées dans la sphère «privée» seulement perdurent, y compris dans des sociétés complètement alphabétisées (alors qu’il me semble qu’on observe quand même une tendance à ce que la langue d’une communauté soit la langue dans laquelle s’est réalisée l’alphabétisation de masse), même s’il ne s’agit pas de sa langue à l’origine.
Du côté du statut «élevé»/«public», on retrouve bien sûr les grandes langues internationales, écrites, normalisées, soutenues par des États et diverses institutions, à plus ou moins grande diffusion (et parlées ou non comme langue maternelle), et disposant d’une littérature établie. Bien sûr, le français, l’anglais, l’espagnol, le portugais, le russe et l’arabe rentrent dans cette catégorie. On y assimilerait aussi la plupart des langues nationales liées à des États dans lesquels elles sont officielles et généralement dominantes, parlées par l’essentiel des peuples concernées (généralement comme langue maternelle), y compris les populations immigrantes.
Mais à ma connaissance, ces «lingua franca» – locales comme internationales – peuvent aussi être à statut «bas» ou ne dominer que le privé. C’était le cas de la lingua franca méditerranéenne médiévale (certes non comme langue maternelle), qui à ma connaissance n’était pas particulièrement valorisée. Mais ce serait aussi le cas de plusieurs langues créoles: par exemple le créole mauricien (à base lexicale française), sur un territoire (l’Ile Maurice) où anglais et français cohabitent dans la sphère officielle/médiatique (le pays est d’ailleurs membre de la Francophonie et du Commonwealth – comme le Canada), où des groupes d’origines diverses cohabitent, mais où tout le monde ou presque est capable de communiquer en créole mauricien, qui est, à ce que j’en sais, la langue maternelle de la majorité. Ceci face à des langues très prestigieuses et influentes à l’intérieur même du pays.
Plus généralement, cette situation semble se reproduire dans un grand nombre de territoires (qu’on parle de créole ou non) en situation de diglossie, c’est-à-dire où il existe une répartition entre deux langues (ou deux variétés très de langue très distinctes) entre les situations formelles (l’éducation, le droit, les médias – notamment écrits) et informelles (la famille, les amis, les relations informelles de manière générale). Les cas les plus connus sont la Suisse germanophone, dite «alémanique», où différents dialectes alémaniques cohabitent avec l’allemand standard comme langue officielle, et les pays arabes, où différentes formes d’arabe, dites communément «dialectales» cohabitent avec l’arabe standard. À ma connaissance, dans leur ensemble ces langues utilisées dans «l’informel» sont toujours transmises et font preuve d’une grande vitalité, alors même qu’elles ne sont pas véhiculées par des organes officiels, les médias ou le système d’éducation.
J’y vois donc un certain contraste avec d’autres situations où le fait de restreindre l’accès d’une langue à l’espace public/médiatique/économique (plus «formel») tendrait à l’effacer à terme aussi dans l’espace privé (les exemples sont nombreux sur tous les continents). Cet accès à l’espace public fut assurément l’un des grands enjeux du français au Québec et dans le reste du Canada, ou encore de langues comme le catalan ou le basque.
Qu’est-ce qui ce qui différencie donc ces deux dynamiques?