Le monde est fait d’interactions, à tous les niveaux, y compris géopolitique. Dans le monde actuel, l’un des phénomènes marquants est celui de la constitution d’ensembles à vocation plus ou moins continentale, tels que l’Union européenne (UE), l’Association des nations d’Asie du Sud-Est (ANASE ou ASEAN), l’Union africaine (UA) et d’autres.
Par ailleurs, on constate aussi l’existence d’ensembles à base historique/linguistique/culturelle plutôt que géographique ou continentale, formalisés ou non: francophonie, lusophonie, hispanophonie, anglophonie, arabophonie, etc. Les pays concernés peuvent ou non appartenir à des ensembles formels: Organisation internationale de la francophonie (OIF), Communauté des pays de langue portugaise (CPLP), Commonwealth, etc.
Entre les deux, faut-il choisir? Vaut-il mieux construire des blocs géographiques (p. ex. l’UE) ou miser sur la force des réseaux culturels, humains, historiques (p. ex. la Francophonie ou le Commonwealth). La proximité géographique continue d’impliquer des interactions très fortes, mais les langues et les cultures dessinent des communautés et des réseaux qui ne suivent pas nécessairement la géographie.C’est d’ailleurs tout le pari géopolitique du Brexit (dont le résultat à long terme nous éclairera d’ailleurs un peu plus sur le sujet): Europe ou Anglosphère?
Le dilemme européen
L’Europe est une des zones géographiques présentant un des cas les plus poussés d’intégration entre États souverains dans le monde: marché et monnaie uniques, coopération politique… L’UE est l’organisation internationale qui, à n’en point douter, a le plus d’influence sur ses États-membres et leurs citoyens, et est par plusieurs aspects quasi fédérale.
Depuis la Seconde Guerre Mondiale, à l’exception du Royaume-Uni (Churchill lui-même avait dit que son pays choisirait toujours le «grand large» avant l’Europe), les pays européens ont eu tendance à considérer l’Europe comme leur appartenance géopolitique fondamentale. L’interaction (pour le meilleur et pour le pire) entre les différents peuples européens étant intense depuis toujours, et gardant une importance fondamentale, notamment en matière économique, on peut y voir une certaine logique. Le Royaume-Uni est toutefois loin d’être seul dans son cas. La France, l’Espagne, le Portugal, la Belgique (à deux titres, francophone et néerlandophone) sont aussi parties prenantes d’ensembles extraeuropéens.
Toutefois, la force relative des liens qui unissent les différents pays membres de l’UE sont variables. Les Portugais sont-ils plus proches des Estoniens que des Brésiliens? Les Espagnols des Hongrois que des Argentins? Les Français des Tchèques que des Québécois (je sais, ça se complique si on prend les Italiens ou les Espagnols)? Ou même des pays du Maghreb ou d’Afrique francophone? À l’inverse, la Pologne ou la Finlande ne sont pas liés à un monde extraeuropéen comparable.
Affinités transcontinentales
C’est que ce qui lie les sociétés entre elles n’est pas toujours de la même nature. En effet, les pays européens, proches par la géographie, le niveau de développement, et aussi, bien sûr, par l’histoire et la culture, commercent par exemple énormément entre eux, interaction renforcée par la construction du marché européen. Les guerres même du passé sont un symptôme d’interaction: deux pays qui n’interagissent pas ne se font pas la guerre. La proximité induit l’interaction.
Mais tout dépend du point de vue qu’on adopte. Regardons les marchés de l’emploi. En Europe, les citoyens ont le droit de partir s’installer et chercher un emploi librement. Pourtant, force est de constater que les Européens (et les autres) sont d’abord attirés par des destinations qui partagent leur langue. Les Français sont très nombreux au Québec: si on se fie aux chiffres consulaires, il y a environ autant de Français au Québec qu’en Allemagne, voisin dix fois plus peuplé que le Québec, au marché du travail ouvert. Les Français sont par ailleurs aussi très nombreux en Suisse et en Belgique (de l’ordre de 160 000 et de 180 000, respectivement, d’après les données consulaires). Et bien sûr, suite à la décolonisation, de très nombreuses personnes originaires d’Afrique ou d’Inde sont parties vivre en France ou au Royaume-Uni, anciennes métropoles.
De façon semblable, par exemple, les échanges Brésil-Portugal ou Espagne-Amérique hispanophone continuent d’être très importants (de nombreux citoyens des pays concernés vivant dans d’autres). Il y a quelques années, une étude effectuée par la Fundación Telefónica avait conclu que la valeur de la langue espagnole pesait 16 % du PIB espagnol. Selon elle, la langue multiplie par trois l’attractivité de l’Espagne pour les immigrants d’Amérique hispanophone, par quatre les échanges commerciaux et par sept l’investissement direct entre pays hispanophones.
Pourquoi donc? La maitrise de la langue, les codes culturels et les références, jusqu’à un certain point, facilitent grandement l’accès à l’emploi, mais aussi à l’éducation, aux médias et tout simplement à la population locale. Non pas que ce soit facile en général, mais c’est incommensurablement plus difficile sans connaissance de la langue du pays. (Laissons de côté le cas des pays anglophones, qui bénéficient de manière particulière de la diffusion de leur langue.)
L’espace médiatique est lui aussi défini, tout naturellement, par la communauté de langue. Voilà pourquoi il n’existe pas de vrais médias paneuropéens. À l’ère des réseaux sociaux, les espaces linguistiques sont, eux, vivants. Les articles du Monde, du Guardian ou de El País seront plus vite lus dans d’autres continents que chez des voisins de langue différente. Une étude d’il y a quelques années (Mapping the World’s Frienships) révèle aussi dans quels pays étrangers se trouvent les amis Facebook de quelques grands pays. Là encore, pas de surprise, on ne trouve pas toujours ses amis Facebook dans le pays voisin mais avec des pays avec lesquels on a des liens migratoires et familiaux.
Des périmètres pluriels
Tout cela révèle le fait que malgré des interactions économiques, politiques et humaines intenses, pour nombre de pays, dont la France, l’Europe est très loin d’être le seul périmètre «naturel». Pourtant, la politique (en tout cas française) est très lourdement centrée sur les enjeux européens. La Francophonie s’y fait discrète. Pourquoi privilégier toujours les liens européens au détriment des liens francophones ou, pour d’autres, hispanophones, lusophones? Poids de l’économie? Idéologie? Poids trop faible des autres francophones (ça ne tient pas dans le monde actuel)? Pendant ce temps le Royaume-Uni réalise la «prophétie» de Churchill, à savoir qu’entre l’Europe et le grand large, elle choisirait toujours le grand large.
Mais faut-il choisir? Ne faudrait-il pas regarder au-delà et comprendre justement que la valeur et l’influence se construit par l’appartenance à des ensembles multiples? La Francophonie est une source de croissance, un espace réellement en pleine mutation. Pourquoi se limiter à l’Europe?
Il y aurait beaucoup à faire: faciliter la mobilité entre pays francophones (visas mais aussi «Erasmus francophone» pour les échanges étudiants, faciliter la circulation de la culture, des médias (et pas de manière unidirectionnelle)… et bien sûr, l’économie. La Francophone est un espace en pleine croissance et, comme on l’a vu, la langue compte beaucoup dans les relations économiques. Le rapport sur la Francophonie produit par Jacques Attali (proeuropéen par ailleurs) propose de nombreuses pistes d’action.
On peut en dire autant de nombreux autres ensembles linguistiques qui contiennent des pays à forte croissance, qu’il s’agisse du Commonwealth, des pays hispanophones ou lusophones, etc.
Cette idée de ne pas se laisser enfermer dans un périmètre unique, et d’acteurs restant maitres de leurs relations, ayant préséance sur tous les autres, est d’ailleurs fortement compatible avec l’idée de coopérations à géométrie variable impliquant l’UE, mais aussi le Conseil de l’Europe.
En effet, si on pense que la finalité de l’UE est de prendre en charge l’essentiel des relations diplomatiques de ses membres, cela mènerait à la situation absurde (outre une diplomatie probablement assez inerte) que des pays membres ne seraient plus maitres de leurs relations avec des pays dont ils sont plus proches que d’autres pays européens! Les relations luso-brésiliennes doivent-elles être validées par la France ou la Finlande, par des diplomates non lusophones? Poser la question, c’est y répondre.
Il faut donc être une unité «séparable», au sens où elle constitue une entité qui peut entrer en relations de manière différente avec d’autres entités. Bref, être membre de la Francophonie et membre de l’UE, tout à la fois. Et on peut même pousser un peu l’argument en disant que c’est justement la capacité à se positionner stratégiquement à l’intersection de différents réseaux (ce qui n’efface pas la liberté d’action puisque le fait d’être membre de différents ensembles justement la suppose) qui est l’une des clés de l’influence.
Heureusement, des changements semblent se profiler en matière de Francophonie…
Et le Québec dans tout ça?
Le Québec étant un État fédéré au sein de la fédération canadienne, et non un État souverain, il n’a pas accès à la diplomatie de la même manière que la France. Toutefois, il est très actif en matière de relations internationales (fondées sur la doctrine dite «Gérin-Lajoie», selon laquelle «ce qui est de notre compétence chez nous est de notre compétence partout»), et avec raison, car sa situation particulière en Amérique du Nord, en face à face asymétrique avec le cœur du monde anglophone, lui inspire de tisser des liens forts avec d’autres partenaires, à commencer par la Francophonie (quand on regarde la carte de l’Amérique du Nord, on se sent isolé, quand on regarde celle du monde, beaucoup moins!). C’est ce qu’on appelle la paradiplomatie.
Le développement de la paradiplomatie du Québec lui permet de considérer son appartenance à la fédération canadienne un peu comme une appartenance à un espace politique non exclusif, lui permettant de répondre à au moins une partie de ces aspirations. D’ailleurs, de nombreuses fédérations vivent des évolutions semblables en raison de la distinction entre interne et externe, qui s’estompe. Je qualifierais peut-être ce type de fédéralisme de non exclusif pour signifier qu’il accepte que ses membres aient des relations à l’extérieur de la fédération. Tous les paliers de gouvernement auraient leur relations propres, sans monopole.
De plus, je crois que ce genre de jeu n’est pas nécessairement à somme nulle. Quitte à exister dans un pays donné, autant l’être dans une région «particulariste» qui se projette elle-même dans le monde, ça donne plus de chances d’être vu (deux politiques étrangères plutôt qu’une)!
Malgré ses efforts, l’une des limitations qui s’imposent à lui est l’absence localement d’un échelon politique supplémentaire où il pourrait naturellement s’épanouir et où il aurait un rôle formalisé. L’UE permet à toutes sortes de régions plus ou moins autonomes de se trouver une appartenance supplémentaire (européenne) et un marché qui transcendent les frontières nationales. Pas étonnant qu’elles soient pour! Le Québec n’a pour voisins immédiats que le reste du Canada et les États-Unis. Le Québec a d’ailleurs été l’une des principales forces au Canada derrière la signature de l’ALÉNA. La Francophonie est certes une réalité, mais elle est loin…
Bref, dans la vie des peuples comme celle des gens, il faut ménager ses options et se garder des portes ouvertes…
Digression: L’interaction crée la culture?
Des voisins peuvent être fortement différents. Mais ne serait-ce pas non plus l’interaction elle-même qui forge la culture? Après tout, une société est formée de toutes sortes de gens, aux origines et aux profils parfois forts différents, mais qui partagent un «monde» et des références parce qu’ils vivent ensemble. Donc l’interaction entre groupes, entre pays peuvent être considérés comme fondant une culture (ou peut-être une «méta-culture», au sens ou il s’agit d’interactions de groupes se percevant comme distincts).
Par exemple, Canadiens francophones et anglophones partagent en partie un «monde» commun, ils interagissent. Il y a une place particulière dans l’esprit de l’un pour l’autre (même s’il peut s’agir de stéréotypes), bien plus que pour les Brésiliens ou les Coréens. Ces derniers ont probablement une idée assez claire (juste ou non) de ce qu’est un Japonais ou un Chinois, beaucoup moins d’un Italien ou d’un Québécois.
Tout ça pour dire que le degré d’interaction et d’interdépendance peut aussi constituer en soi une réalité culturelle. Après tout, de nombreux pays ou cultures ont dans l’histoire émergé de groupes plus ou moins disparates, mélangés, ou assimilés…
Cet entretien avec l’ambassadeur du Portugal illustre bien une politique cherchant à jouer sur tous les tableaux (lusophonie, Europe, et plus) pour s’assurer un positionnement stratégique.
https://legrandcontinent.eu/2018/06/17/portugal-et-portugais-une-politique-globale/