Un monopole linguistique?

La vidéo du vlogueur Paul de la chaine Langfocus (à recommander) sortie le 1er avril, il y a quelques jours, annonçant (à la blague) l’introduction de l’espéranto comme 25e langue officielle de l’Union européenne, me sert de prétexte à la petite réflexion suivante…

Je m’intéresse à la question de la communication internationale, aux façons de la rendre un peu plus juste et équitable, et c’est entre autres pour cela que j’ai appris (et parle aujourd’hui souvent régulièrement) l’espéranto, de loin la plus connue et la plus diffusée des langues auxiliaires de communication internationale.

Si j’en parle c’est que, de façon intéressante, la vidéo, tout comme je le proposais dans cet article ancien, c’est qu’elle propose – même si c’est à la blague – d’instaurer l’espéranto comme langue supplémentaire et non comme lingua franca mondiale de remplacement, imposée d’en haut, comme certains ont peut-être pu l’envisager naïvement à une époque (le genre « enseignons-le dans les écoles du monde du jour au lendemain »).

Un quasi monopole

Il y a de grandes et de petites langues en nombre de locuteurs, différant par leu statut, leur prestige, leur aire de diffusion ou leurs fonctions particulières (sans aucun jugement qualitatif sur leur capacité d’expression ou autre, ce qui serait absurde). De grandes langues lient des locuteurs de langues moins diffusées pour leur permettre de communiquer. C’est aujourd’hui l’anglais qui remplit ce rôle au sommet de la pyramide mondiale. Mais est-ce sans conséquences?

Parler sa langue maternelle est un grand avantage: grande facilité d’expression au prix d’efforts moindres, vocabulaire étendu, etc. Dans un débat, la maitrise de la langue donne un avantage certain. Cet avantage se retrouve au niveau collectif, où parler une grande langue permet d’avoir accès et de produire dans cette langue (très important) des œuvres, livres, publications scientifiques dans un grand espace. Parler une grande lingua franca exonère dans une certaine mesure de l’effort d’apprendre une autre langue.

Le quasi monopole du rôle de lingua franca mondiale par défaut de l’anglais offre en effet aux pays anglophones de nombreux avantages, notamment économiques. Ils regroupent nombre d’institutions importantes, comme de nombreuses publications scientifiques, des médias (pensons à The Economist)  -et le contenu desdits médias, et bien sûr les industries culturelles (p. ex. Hollywood), exportées partout dans le monde. Sans compter les dépenses en temps et en argent d’apprentissage des autres, générant d’ailleurs en partie des revenus puisque le séjour linguistique est en lui-même un secteur lucratif (dont bénéficient d’ailleurs dans une certaine mesure d’autres langues, dont le français).

Je ne prétends pas qu’il ne faille pas tirer partie des grands espaces linguistiques que sont l’Anglosphère, la Francophonie (que je soutiens!), les mondes hispanophone, lusophone ou arabophone. Ils sont le fruit de l’histoire, ils créent des liens entre peuples… tout cela est normal. L’anglais, mais aussi le français, l’espagnol, l’arabe, le russe, le mandarin, sont de très grandes langues. Mais il est légitime de remettre en cause un quasi monopole dont les effets se font sentir bien au-delà de l’espace linguistique anglophone.

Comparaison avec Linux

Source: http://parracomumangi.altervista.org/linux-esperanto-wiki.htm

L’espéranto partage en effet avec Linux et le monde du logiciel libre plusieurs idéaux: liberté, accessibilité, désir de s’affranchir des paramètres établis et des monopoles ou quasi monopoles existants. Cette affinité s’observe d’ailleurs facilement dans la réalité: le nombre d’espérantophones utilisant Linux ou connaissant les logiciels libres et des distributions de Linux comme Ubuntu sont disponibles en espéranto (d’ailleurs juste sous English lors de l’installation!). On pourrait aussi citer LibreOffice et plusieurs autres logiciels. Ceux-ci sont d’ailleurs très multilingues et proposent aussi des interfaces dans toute une kyrielle de langues, grandes et petites.

Bien des gens connaissent aussi bien sûr Wikipedia, qui participe jusqu’à un certain point du même esprit, et dont la version en espéranto est importante.

Pourquoi cette comparaison avec Linux? Juste pour rappeler que ce n’est pas parce qu’on fait face à un quasi monopole qu’il n’y a pas de place pour quelque chose d’autre, si ce quelque chose a ses avantages propres. Pourquoi utiliser Linux ou tout autre système d’exploitation alors que la majorité des logiciels fonctionnent sous Windows, standard en la matière depuis longtemps? Linux est gratuit, flexible, appartient à tout le monde et non à une entreprise privée, aussi souvent plus rapide, etc. Il a une valeur ajoutée.

De même, l’espéranto est accessible par sa facilité d’apprentissage, équitable en ce sens qu’il n’est la langue maternelle de presque personne. On peut aussi rajouter que les gens qui l’apprennent sont souvent intéressants et aiment s’aventurer hors des sentiers battus, ce qui ajoute des attraits à sa communauté de locuteurs. Elle permet à ses usagers de franchir les barrières linguistiques tout en restant eux-mêmes (je ne dis d’ailleurs clairement pas qu’il ne faut pas parler la langue de son interlocuteur – juste qu’il y a des contextes propices à ça et d’autres non). Lui aussi apporte sa valeur ajoutée.
Et n’oublions pas que L. L. Zamenhof lui-même, initiateur de l’espéranto, a confié à sa communauté de locuteurs le soin de faire évoluer l’espéranto comme ils l’entendent, renonçant à tout droit particulier ou supérieur sur la langue. Pour reprendre notre parallèle, le droit de diffusion et de modification par tous est l’un des principes fondamentaux du monde du logiciel libre ou open source. Zamenhof serait-il un des pionniers de ce mouvement?

Un choix possible

Il faut d’abord avoir conscience du problème. Cette conscience est présente chez certains, mais est complètement ignorée par d’autres. Deuxièmement, il faut des solutions de rechange. Quelles sont-elles donc?

La traduction automatique peut-elle nous sauver? Ce n’est pas foncièrement impossible, mais je crois que la possibilité d’utiliser une langue commune, sans décalage restera toujours importante, surtout dans les échanges directs et privés.

Quid du globish (mot-valise formé de global et d’English), concept recouvrant l’anglais relativement limité utilisé justement comme lingua franca par des non anglophones? C’est une vraie question. Outre sa grande irrégularité par rapport aux langues construites comme l’espéranto, je ne suis pas entièrement convaincu de la viabilité du concept en tant que langue véhiculaire séparée de l’anglais. Les pays anglophones restent le point de référence et leur langue, la norme. La porosité entre les deux est très forte et les anglophones ne ressentent pas le besoin de l’apprendre.

Reste l’utilisation langue auxiliaire neutre, n’appartenant à aucun peuple. Le simple droit d’utiliser une langue comme l’espéranto encouragerait probablement un certain nombre de personnes (certes pas toutes, tant les phénomènes de langue et de lingua franca sont livrées à une lourde inertie) à l’apprendre et à l’utiliser, tant pour son accessibilité que pour l’idéal, plus politique qu’elle représenterait en matière d’équité entre les peuples et les cultures. Ce serait une bouffée d’air – même minoritaire – pour bien des langues et cultures. Imaginons l’effet au Québec, où la proximité géographique à l’anglais se conjugue avec son usage comme lingua franca. Un peu d’espéranto ne détendrait-il pas l’atmosphère – linguistiquement mais pourquoi pas aussi politiquement?

Difficile en pratique? Pas nécessairement. Selon moi, il est possible d’avoir une, deux ou trois lingua franca courantes. C’est gérable, pas besoin de monopole. Le parlement européen gère (difficilement, certes) 24 langues!

Je ne prétends pas que ce soit la panacée. De grandes langues régionales demeureront et seront utilisées comme lingus franca. Une très grande langue nationale restera peut-être même au sommet de la pyramide. Mais une langue auxiliaire neutre peut se révéler un outil supplémentaire très utile pour fournir une solution que les autres systèmes ou langues n’offrent pas: une communication à la fois simple, directe et équitable.

La Riverego, bulletin de la Société québécoise d’espéranto, publiera d’ailleurs bientôt un article écrit par votre serviteur sur ce même sujet, pour celles et ceux que ça intéresse (en espéranto).

Pour rappel, l’espéranto est une langue construite (donc pas une langue naturelle parlée par une population en particulier), mais une langue à part entière, permettant de tout exprimer et qui vise à permettre une communication équitable entre personnes de langues maternelles différentes.

Initiée par L. L. Zamenhof, ophtalmologue de profession vivant à Białystok, ville située à l’est de la Pologne, à l’époque dans l’Empire russe, elle est aujourd’hui présente à peu près partout dans le monde, en nombre absolu limité, mais suffisamment pour qu’on trouve des espérantophones dans la plupart des grandes (et quelquefois pas si grandes) villes du monde.

N’étant pas la langue d’un peuple en particulier, il fonctionne comme langue neutre ou « équitable » (comme j’aime le dire en français), n’étant pas la langue maternelle des interlocuteurs (ce qui donne presque inévitablement un avantage de l’un sur l’autre). Elle vise à protéger les langues et les cultures et non à les remplacer.

Facile à apprendre de par la grande régularité de sa grammaire, elle est utilisée par toutes sortes de gens pour voyager, correspondre, lire, apprendre, s’amuser, et même en famille!