Deuxième d’une série de quatre articles présentant quelques réflexions sur le Québec d’aujourd’hui.
Partie 1 / Partie 3 / Partie 4
Parlons d’espaces. On parle ici d’espaces au sens social et géographique (terme par ailleurs courant en Europe, comme dans «espace Schengen»), où se déploient certains types de relations.
Le Québec fait certes partie du Canada, mais existe aussi à l’intersection de plusieurs espaces, dont la fédération canadienne est peut-être le plus évident, mais je souhaite proposer ici qu’il pourra lui être utile d’élargir ses horizons, en ne considérant pas cette appartenance comme exclusive.
Une nouvelle perception de l’espace canadien
Penchons-nous sur un aspect plus directement politique. L’histoire a montré l’ambivalence considérable des Québécois, qui tout en ne se considérant pas, en majorité, d’abord canadiens, comme la plupart des Ontariens ou des Néo-Écossais, conservent tout de même un attachement au Canada, en partie peut-être parce qu’il a longtemps été largement investi par des Canadiens français.
Les Québécois semblent n’avoir jamais voulu trancher, en tout cas pas au point de rompre définitivement d’avec la fédération. Peut-être d’abord, parce que la fédération canadienne a su montrer une certaine adaptabilité – en grande partie d’ailleurs grâce à la ténacité des souverainistes – dans les faits plus que dans les textes. Ensuite parce que cet espace canadien représente tout de même une forme de liberté pour les individus, un espace au sein duquel on est considéré pleinement citoyen, et auquel les Québécois semblent continuer à se sentir attachés (quoique dans une moindre mesure par rapport au reste du pays). Je ne suis moi-même pas insensible à ce genre d’arguments visant à ouvrir des portes et des possibilités – on ne sait jamais où la vie nous emmènera. On peut ici voir un parallèle intéressant avec le Brexit, dont la liberté de circulation en Europe a été l’un des enjeux principaux.
Le Québec est peut-être aussi resté car, au vu des progrès historiques réalisés par le Québec, la balance des avantages et des inconvénients de quitter la fédération, qu’elle soit positive ou négative, ne parait plus si grande à une grande partie de la population.
On nage bien sûr en plein paradoxe, comme d’habitude, dans lequel les avancées pour l’autonomie du Québec prouvent que le Canada est «vivable» et rendent l’indépendance moins nécessaire.
L’horizon politique semble donc depuis le début être l’autonomisme, d’ailleurs l’un des ressorts (rhétoriques du moins) de la CAQ. Le Bloc québécois fonctionne a lui aussi implicitement fonctionné sur cette recherche d’autonomie, défendant le Québec dans la fédération canadienne. Ce en quoi les Québécois lui ont su gré au fil des années, plébiscitant des personnalités comme Gilles Duceppe. Et cela, le Canada a plus ou moins fini par l’accepter au nom de son unité. En situation de gouvernement minoritaire en particulier, on peut même dire que le Bloc participe implicitement à la gouvernance du Canada.
Même René Lévesque, avec sa souveraineté-association, et Jacques Parizeau, avec sa souveraineté-partenariat, ont souhaité préservé une forme d’espace canadien. On a même disserté sur la possibilité pour les Québécois de conserver leur citoyenneté canadienne après une éventuelle indépendance!
(Au sujet des enjeux que représente l’espace canadien pour le Québec et bien d’autres réflexions, je recommande la lecture de l’essai fort intéressant Serions-nous plus libres au lendemain d’un Oui? du chercheur Mario Polèse, qui traite assez largement de ces questions.)
Le parallèle européen
Pour ramener à mon allusion au Brexit plus haut, c’est là qu’une petite comparaison avec l’Union européenne est utile. Ce n’est bien sûr pas nouveau dans la réflexion sur le statut du Québec. La référence est explicite dans le livre Option Québec (1968) de René Lévesque, qui déjà analysait longuement le fonctionnement du marché commun européen. Je me rappelle aussi avoir entendu au début des années 2000 Bernard Landry déclarer en entrevue qu’il souhait pour le Québec, c’était le «statut de l’Irlande dans l’Union européenne» (je n’ai pas retrouvé la vidéo).
La description du fonctionnement de l’UE comme quasi fédérale est un lieu commun de l’étude du fédéralisme, et les références croisées entre fédéralisme canadien et UE ne sont pas rares (exemple).
C’est d’ailleurs en faisant une analogie avec l’UE que je décrirais – en simplifiant à outrance – le ressenti identitaire de bon nombre de Québécois. Les citoyens de l’UE ont conscience d’appartenir à un espace économique et politique européen de coopération privilégiée entre ses membres, mais l’appartenance nationale demeure la principale. Le (petit) saut conceptuel ici, c’est qu’il faut faire équivaloir le Canada (État souverain) avec l’UE (un regroupement d’États) et le Québec avec les États membres de l’UE (p. ex. la France ou l’Irlande).
Peut-être donc est-il temps de prendre acte explicitement que le Québec n’est pas investi émotivement dans le Canada de la même manière que les autres provinces sans nécessairement cesser de participer – certes asymétriquement – à cet espace. Le Canada est certes, contrairement à l’UE, un État souverain, mais son fonctionnement n’est pas sans rappeler celui de l’UE.
Les deux ensembles ont bien sûr un marché commun et une union monétaire, avec une gestion nécessaire de leur diversité interne plurinationale. L’UE est un alliages de mécaniques quasi-fédérales et intergouvernementales. Le fédéralisme canadien, s’il n’est pas formellement fondé sur ce dernier principe, donne une grande importance aux relations intergouvernementales, ce qu’on appelle le «fédéralisme exécutif», c’est-à-dire qu’il ne s’agit pas d’un fédéralisme fondé seulement sur les institutions fédérales mais sur la coordination entre gouvernements (exécutifs) des entités fédérées. Les conférences fédérales-provinciales et les réunions du Conseil de la fédération ne sont d’ailleurs pas sans rappeler les sommets européens.
La différence, c’est qu’en tant qu’États souverains, les pays européens ont tout de même accès à presque tous les forums (même si certaines politiques sont pleinement intégrées, comme la politique commerciale extérieure, compétence exclusive de l’UE).
De plus la fédération canadienne, pratique, comme l’UE, une forme d’asymétrie (peut-être non prévue, mais réelle). Dans l’UE, tous les États membres ne participent pas à toutes les politiques, que ce soit inscrit dans les traités (p. ex. l’euro vis-à-vis du Danemark et, de son temps, du Royaume-Uni) et il existe une procédure de coopération renforcée pour permettre la mise en place de politiques communes entre certains États seulement.
Le Canada signe des ententes administratives avec les provinces (p. ex. la sélection de l’immigration pour le Québec), et les gouvernements signent des ententes entre eux (p. ex. sur l’énergie) auxquelles toutes ne participent pas. Il existe aussi un droit de retrait (certes incomplet) des politiques fédérales de la part des provinces lorsque leurs compétences sont affectées.
Des voies d’affirmation pour le Québec
Le Québec pourrait donc expliciter sa position politique actuelle de la manière suivante, qui pourraient fournir la base d’un genre de nouveau consensus, sans fermer la porte à quelque option que ce soit, mais prenant acte des points énoncés ci-haut:
- Le Québec a la responsabilité première de l’épanouissement de l’espace francophone au Canada. Il constitue bien sûr une nation et adhère conditionnellement à la fédération canadienne. La fédération doit donc être fortement asymétrique et se limiter, vis-à-vis du Québec, aux compétences essentielles permettant le fonctionnement de l’espace canadien, soit essentiellement la gestion des frontières, de l’union douanière, des transports interprovinciaux, de la monnaie et la défense du territoire canadien. Le reste est demeure la compétence exclusive du Québec. Voir point 3 pour les relations extérieures.
- Le Québec peut participer avec les autres provinces et avec le gouvernement fédéral, qu’il considère comme des partenaires de premier ordre, à des programmes et coopérations dans d’autres domaines de compétence, mais de son propre chef, avec son consentement expressément établi – un droit de participer plutôt qu’un droit de retrait.
- Les relations internationales sont toutefois partagées selon la doctrine Gérin-Lajoie (les compétences internes du Québec se prolongent à l’externe), selon les compétences de chaque ordre de gouvernement. Ceci peut d’ailleurs être lu implicitement dans la loi Constitutionnelle de 1867, qui n’attribue pas explicitement cette compétence (le Canada n’en avait pas la pleine maîtrise avant 1931). Elle est de facto tolérée actuellement, mais je crois que ça irait mieux en le disant. Certaines fédérations le font: la Constitution suisse autorise les cantons à entretenir des relations avec l’extérieur (dans ce cas-ci, hors États souverains). Le Bloc québécois avait d’ailleurs déposé un projet de loi allant dans ce sens aux Communes en 2009.
Renforcer les liens avec d’autres espaces
Suivant ce dernier point, le Québec fait pleinement usage de la doctrine Gérin-Lajoie et de sa paradiplomatie et affirme qu’il participe certes au Canada, mais pas de manière exclusive, et met aussi de l’avant sa participation à d’autres espaces. Le Québec est signataire de nombreuses ententes avec d’autres pays et territoires. Ses délégations partout dans le monde lui donnent accès à de nombreux acteurs internationaux, ainsi qu’avec divers acteurs économiques. L’idée est donc que le Québec puisse se percevoir simultanément comme membre de plusieurs espaces, l’un d’eux étant la fédération canadienne.
Deux grands espaces d’appartenance (hors Canada) s’imposent prioritairement: la Francophonie et les Amériques.
Il a par ailleurs tissé des liens avec de nombreux territoires non souverains, comme la Bavière et la Catalogne. Le Québec participe à l’organisation internationale de la Francophonie (avec le fédéral et le Nouveau-Brunswick) et est représenté en son nom au sein de la délégation canadienne à l’UNESCO. Il participe à de nombreux regroupements de régions et d’États fédérés, par exemple sur le climat. J’ai aussi cité dans la partie 1 les partenariats avec les Alliances françaises.
Les accords en reconnaissance des diplômes, en éducation, en culture et plus participent bien sûr eux aussi à la construction de ces espaces.
Pour les Amériques, le Québec a en effet des liens importants, notamment avec les romanophones de ce continent. Rappelons-nous, dans la partie 1, que l’espagnol et le portugais pourraient prendre une plus grande place dans le réseau éducatif.
L’Écosse et la Catalogne ont toujours voulu gérer leur statut s’ouvrant à d’autres espaces. C’était même explicite dans le cas de l’Écosse, son ancien premier ministre Alex Salmond ayant parlé des «six unions» auxquelles participait l’Écosse selon lui: l’Union européenne (c’était en 2013), l’union défensive par l’OTAN, l’union monétaire, l’union des couronnes, l’union «sociale» des peuples des iles de Grande-Bretagne et d’Irlande, et pour finir l’union politique du Royaume-Uni – la seule dont il voulait sortir. Une manière de promettre la continuité après le changement.
Le Canada lui-même, partenaire mineur dans la relation canado-américaine, cherche par exemple à signer des ententes commerciales avec toutes sortes de pays et zones économiques, dont l’UE, le Chili, les pays de l’APEC, etc.
Une idée en exemple: la protection consulaire francophone
L’insertion dans ces espaces pourrait se faire de toutes sortes de manières. Voici une idée en exemple, pour contribuer à concrétiser l’appartenance à l’espace francophone.
Les citoyens canadiens à l’étranger peuvent recevoir de l’aide consulaire de l’Australie (et réciproquement), en vertu d’un accord, si le Canada n’est pas représenté dans le pays en question.
Mais que se passe-t-il pour les francophones? Bien qu’il y ait obligation de service en français (on peut toutefois douter que l’Australie en ait les pleines capacités), pourquoi ne pas, au nom du bilinguisme, demander à signer un accord avec la France (qui possède le deuxième réseau diplomatique le plus étendu au monde après les États-Unis) pour donner une véritable option francophone aux Canadiens?
Pourquoi même ne pas organiser cela de façon multilatérale dans le cadre de la Francophonie, sur le modèle du droit existant dans l’Union européenne, puisque tous les citoyens de l’UE ont droit à la protection consulaire de la part d’un autre État membre si le leur n’est pas représenté?
Un état d’esprit
Finalement, il s’agit de fonctionner un peu comme un État membre participant d’une structure politique d’intégration régionale comme l’Union européenne.
Une manière de formaliser ce nouveau type de relation, comprenant une composante explicitement «exécutive» du fédéralisme, serait peut-être d’enfin réformer le Sénat pour le remplacer par une instance de représentation des gouvernements provinciaux sur le modèle du Bundesrat allemand ou du Conseil de l’UE.
Je ne prétends pas que tout cela soit une révolution. Il ne s’agit pas de réinventer la notion de fédéralisme asymétrique, mais d’atteindre un nouvel état d’esprit politique.